Avec ce quatrième volume, Werner Paravicini poursuit sa grande étude du »voyage de Prusse« (t. I 1989, t. II 1995, t. III 2020), qui sera complétée par un cinquième volume de documents et un sixième de compléments. Ici, l’auteur poursuit son étude après l’apogée de l’ordre Teutonique, c’est-à-dire après la fin du XIVe siècle: »Perte et durée. Pourquoi ils ont cessé de faire le voyage et ce qui les a remplacés«, la raison principale ayant été le changement de conjoncture dans l’Europe du Nord-Est, et l’auteur présente sa recherche en sept chapitres de longueur inégale.
Dans le premier (15–52), il rappelle que le premier événement fut la perte, pour l’ordre, de ses ennemis païens, avec la conversion au christianisme romain des Lituaniens. Déjà le roi Mindaugas l’avait faite en 1250, puis le roi Gediminas (r. 1316–1341) en a joué avec la papauté comme défense. La situation s’est aggravée, pourrions-nous dire, quand Jogaila grand-duc de Lituanie (r. 1377–1434), par sa conversion et son mariage avec Jadwiga (aujourd’hui sainte Edwige) de Pologne (r. 1384–1399) en 1386 est devenu le roi de Pologne Ladislas II Jagellon, les Lituaniens se convertissant en 1387. Seuls les Samogètes restèrent païens: par la paix de Salynas en 1398, puis celle de Raciąż en 1404 leur territoire fut reconnu aux Teutoniques. L’auteur revient, dans un court deuxième chapitre (53–61) sur l’hostilité polonaise et la résistance lituanienne et de Riga durant le XIVe siècle.
À la suite des événements de 1386–1387, l’ordre mena ce que l’auteur appelle une campagne sur l’opinion publique, objet du gros troisième chapitre (63–350). Durant la décennie 1387–1397, il lança un grand nombre d’ambassades (dont la liste est donnée) dans l’Empire et en Europe occidentale, ce qui n’empêcha pas l’interdiction du voyage de Lituanie par le roi des Romains (et de Bohême) Venceslas de Luxembourg en 1395, répétée par le pape de Rome Boniface IX en 1403, ce qui poussa le grand maître Konrad von Jungingen à présenter une requête à l’encontre de cette dernière interdiction.
Au début de l’année 1410, le 8 février, à la suite des plaintes de la Pologne et de la Lituanie, par sa sentence d’arbitrage, Venceslas établit une trêve, valable jusqu’au 24 juin. On savait que ce serait ensuite la guerre: vingt jours plus tard eut lieu la bataille de Tannenberg.
À la suite du désastre et de la signature de la paix de Thorn avec la Pologne et la Lituanie (1er février 1411), le nouveau grand maître Heinrich von Plauen tenta de restaurer la puissance de l’ordre. Ainsi, le 10 juillet 1413, il s’adressa à des seigneurs de l’Europe du Nord-Ouest (tous cités) de plus ou moins haut rang afin de les inviter à faire le voyage, malgré la sentence arbitrale du nouveau roi des Romains Sigismond de Luxembourg, le 24 août 1412.
L’animosité entre l’ordre et la Pologne et la Lituanie, qui avait éclaté à nouveau lors de la courte guerre de la Faim à l’été 1414, ne manqua pas de se manifester lors du concile de Constance (1414–1418), où les Polonais présentèrent une Proposicio contre les Teutoniques le 13 févier 1416, à laquelle répondirent ces derniers dès le 24; il y en eut aussi une des Samogètes le 17 février avec une réponse les 24/25; puis, en juin suivant Paulus Vladimiri donna ses Conclusiones, dans lesquelles le recteur de l’université de Cracovie s’opposait à la conversion forcée des peuples païens par l’ordre.
À la suite du concile, Sigismond émit une nouvelle sentence arbitrale, le 6 janvier 1420, réaffirmant le maintien de la paix de Thorn et le tracé des frontières, notamment de la Samogitie, cédée à vie à Ladislas Jagellon roi de Pologne et Vytautas/Vitold grand-duc de Lituanie. Cela n’empêcha pas une nouvelle courte guerre à l’été 1422, celle dite de Gollub, close par la paix de Melno, le 27 septembre, par laquelle l’ordre abandonnait toute prétention sur le grand-duché de Lituanie ainsi que la Samogitie, acceptant même la séparation physique entre la Prusse et la Livonie.
Ces événements ne furent pas sans un accompagnement de propagande de la part de l’ordre vis-à-vis des puissances de l’Europe occidentale; l’auteur met en exergue deux périodes, 1410‑1413 et 1420‑1423.
Suivirent les transformations de l’ordre au XVe siècle, thème du quatrième chapitre (351–441). En effet, il avait perdu son honneur, sa puissance (disposant de moins de moyens financiers), des territoires. Cela ne l’empêcha pas de mener la guerre de Treize Ans contre le roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, qui trouva sa conclusion dans la seconde paix de Thorn (19 octobre 1466), par laquelle l’ordre abandonnait de nouveaux territoires, dont celui de la commanderie de Marienburg. Ne restait plus qu’à l’ordre une aura de culture chevaleresque et curiale, ainsi que le montre la liste des chevaliers qui ont séjourné à la cour du grand maître, du roi de Pologne et du grand-duc de Lituanie entre 1411 et 1467. Plus grave sans doute fut la crise de légitimité, avec la perte de sa mission fondatrice, la conversion des païens, même si au cours du XVe siècle, l’ordre participa aux croisades et expéditions contre les Tatars, les Russes, les Hussites en Bohême, les Turcs en Hongrie, et même les Ottomans en Méditerranée. Il trouva une nouvelle légitimité dans le rappel de son rôle de mur et bouclier de la chrétienté et le sang versé des prédécesseurs, comme membre de la »Nation allemande«, comme refuge de la noblesse.
L’auteur voit une continuité dans la pratique de la noblesse, qui associe anciennes et nouvelles destinations, ce qu’il étudie plus en détail en présentant des listes de noms dans le cinquième chapitre (443–496): le »voyage de Prusse« qui perdure entre 1409 et 1423, mais un certain nombre de voyageurs participèrent au »voyage de Hongrie« en 1396, à la guerre franco-anglaise à Azincourt en 1415, aux guerres hussites, accomplirent le pèlerinage de Jérusalem, combattirent en Livonie contre les Russes et les Tatars, et en Méditerranée.
Le sixième chapitre rappelle les points traités en deux pages (497‑498), qui expliquent »pourquoi ils ne sont plus allés en Prusse«.
Dans un dernier chapitre, qui est la conclusion de son étude (499–520), Werner Paravicini porte un regard rétrospectif sur les voyages de Prusse, en s’intéressant à la valeur cognitive d’un phénomène marginal. Ceux-ci ont été critiqués par les historiens, mais ils formaient un phénomène particulier, que Dick de Boer a nommé »prussiade« en comparaison avec la »croisade«, pour lequel l’auteur a utilisé de nouvelles sources. Les voyageurs venaient de l’Europe occidentale, se retrouvaient à Königsberg, se rendaient en Lituanie, effectuaient leurs opérations financières dans l’espace hanséatique, et apprenaient à connaître le Nord-Est du continent, constituant une internationale teutonique et nobiliaire. Les nombreuses relations créées, par les grands seigneurs et les petites gens les accompagnant, étaient autant de canaux de propagande pour l’ordre, qui s’inscrivait dans la mémoire occidentale. Si au XVe siècle l’ordre a dû passer d’une ancienne légitimité à une nouvelle, le XIVe siècle reste le siècle chevaleresque.
Suit une très riche bibliographie (527–596), nous espérons un index général dans le dernier volume.
Cet ouvrage confirme que Werner Paravicini, par sa maîtrise des sources dans toute l’Europe et son travail inlassable, s’impose comme la mémoire vivante de ce phénomène européen du »voyage de Prusse«, qu’il a ressuscité.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Werner Paravicini (Hg.), Verlust und Dauer. Weshalb sie nicht mehr fuhren und was an die Stelle trat. Die Preußenreisen des europäischen Adels, Göttingen (V&R unipress) 2024, 596 S. (Vestigia Prussica, 4), ISBN 978-3-8471-1656-1, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108069