L’édition de la thèse de doctorat d’Hanna Schäfer vient combler un manque criant dans l’étude des chroniques municipales messines, et plus largement dans celle des chroniques en langue romane. Metz, qui se veut ville libre d’Empire (49) est dirigée par l’oligarchie des paraiges et forme une »exclave« urbaine dans une Lorraine fragmentée (chapitre 2 »Historischer Kontext«, 41–78): la cité possède une documentation exceptionnelle aux XIVe et XVIe siècles, en termes d’archives comme de chroniques en langue vulgaire: une vingtaine de textes, tenant des annales urbaines ou des mémoires, sont conservés pour le dernier siècle de l’indépendance, jusqu’en 1552. Le Journal de Jean Aubrion (le titre est postérieur) est une des principales œuvres, écrite entre 1465 et 1500 comme des annales que l’auteur complète par un riche dossier historiographique. Connue par plusieurs manuscrits autographes et éditée au XIXe siècle par Lorédan Larchey,1 elle attendait une étude solide, alors que les autres grandes chroniques, celle de Pierre Didier, son prédécesseur, et celle de Philippe de Vigneulles, son successeur, ont été davantage étudiées. Le manuscrit de la thèse soutenue en 2019–2020 a été soigneusement revu et mis à jour et forme un volume de 350 pages hors annexes.

Comme son titre l’indique, l’ambition d’Hanna Schäfer est d’étudier un auteur, dans son triple contexte documentaire: les archives communales permettent d’abord de dresser le portrait social de Jean Aubrion, bourgeois, marchand, officier municipal et chroniqueur. L’étude de son œuvre historiographique s’appuie ensuite sur les données textuelles et sur la matérialité des manuscrits. Enfin, un tour d’horizon plus large permet de mesurer la place de l’auteur dans la tradition historiographique (»Fortsetzungschronistik«) messine. Ce pari est pleinement réussi, servi par une qualité de sources remarquable (chapitre 1 »Einleitung«, 15–40).

La compréhension du Journal dépend largement de l’émergence du portrait social de l’auteur (chapitre 3 »Jean Aubrion«, 79–122). Si les chroniqueurs messins antérieurs sont des clercs (Pierre Didier) ou des patriciens puissants (Jacques Dex), Aubrion est un riche marchand, né vers 1440 et documenté à partir de 1457. Hanna Schäfer prend soin de compléter les données internes du Journal par l’étude minutieuse des fonds d’archives de la municipalité et de la corporation des merciers: ce croisement de sources permet de reconstituer la carrière et l’environnement matériel de Jean Aubrion,2 puis son réseau familial. Aubrion se présente comme »escripvain«, c’est-à-dire spécialiste des écritures juridiques, au service de la municipalité comme clerc des écritures au Palais (85–87). À côté de cette charge publique, il occupe diverses fonctions: administrateur ou procureur de communautés religieuses, et surtout membre influent de la corporation des merciers et épiciers, dans laquelle il est admis en 1469 et dont il est maître à plusieurs reprises. Dans le contexte messin, Jean Aubrion ambitionne même un temps d’être coopté par l’oligarchie des paraiges, mais reste »au seuil du patriciat«. Il y a là un beau »parcours de vie« (Lebensweg) d’un marchand devenu notable: grâce à cette reconstitution, Aubrion est désormais le mieux connu des chroniqueurs messins.

Les chapitres suivants analysent la documentation historiographique rassemblée ou constituée par Aubrion, et d’abord l’entreprise du Journal (chapitre 4 »Der Journal«, 133–250). Pourquoi un bourgeois de la fin du Moyen Âge écrit-il (»causa scribendi«) et selon quels principes? L’œuvre peut dans une certaine mesure se voir restituer sa logique de composition, selon les choix de l’auteur, qui sélectionne des événements pertinents du point de vue du pouvoir municipal (par exemple avec l’étude des affaires de la commission militaire municipale des Sept de la Guerre, 190–205) ou du point de vue de son environnement, son réseau professionnel, social et familial. Le chapitre suivant exploite les sources pour une étude codicologique centrée sur le manuscrit de Vienne (chapitre 5 »Das Autograf«, 251–299). Ce manuscrit autographe est au centre de l’étude (21). Conservé à la Bibliothèque nationale autrichienne (Vienne, ÖNB, ms. 3378), il offre un témoignage exceptionnel sur le travail d’historien de Jean Aubrion et sur la réception de celui-ci. Le manuscrit comprend une liste de maîtres-échevins, la magistrature suprême de la cité, suivie d’une copie de la chronique du curé de Saint-Eucaire, écrite par Pierre Didier dans les années 1430–1440 et continuée par un anonyme jusqu’en 1464. Elle est complétée par l’œuvre de Jean Aubrion, qui place son œuvre dans la continuité de ce premier texte en tenant des annales à partir de 1465. L’étude des filigranes du papier permet de dater plus précisément les parties des manuscrits et d’établir les liens entre les copies de Jean et de Pierre Aubrion (282–290); l’étude paléographique permet de suivre l’évolution de la main de Jean, de sa jeunesse à sa vieillesse (290‑298).

Enfin, le dernier chapitre traite de la réception de l’œuvre d’Aubrion (chapitre 6 »Die Rezeption im 16. Jahrhundert«, 301–343), réception posthume puisque le chroniqueur n’écrit pas immédiatement pour un public mais que sa documentation circule ensuite parmi les élites municipales et marchandes. Le manuscrit de Vienne passe à son cousin Pierre Aubrion, qui poursuit ce travail jusqu’à son propre décès en 1512, en l’utilisant comme un livre de raison et en le transcrivant.3 Le ms. 3378 a également été utilisé par deux autres marchands chroniqueurs, Jacomin Husson (~†1518) puis Philippe de Vigneulles (†1528), qui y insère des notes autographes. Enfin, au milieu du XVIe siècle, on peut rapprocher de l’activité de Jean Praillon une compilation qui copie le manuscrit de Vienne.4 Ce manuscrit ÖNB 3378 est donc le témoin exceptionnel d’une activité historiographique qu’Hanna Schäfer parvient à suivre sur près d’un siècle.

Le propos est clair et bien structuré, et le livre lui-même se lit agréablement, illustré par des graphiques pertinents, quelques illustrations couleur et de riches annexes (355–406). Cette thèse permet d’ores et déjà de mettre Aubrion à sa place dans la tradition historiographique messine et pose des jalons pour étudier cette écriture municipale au XVIe siècle. On ne peut que souhaiter que cette étude soit traduite en français pour être pleinement reçue dans l’historiographie urbaine francophone.5

1 Lorédan Larchey (éd), Journal de Jehan Aubrion, bourgeois de Metz, avec sa continuation par Pierre Aubrion, 1465–1512, Metz 1857.
2 Hanna Schäfer peut ainsi localiser sa maison dans la rue derrière Saint-Gorgon, à quelques pas de la cathédrale Saint-Etienne (82–83), où il habite dès 1467.
3 Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 2001.
4 Londres, British Library, Harley ms. 4400.
5 Un aperçu a été publié: Hanna Schäfer, Le manuscrit autographe de Jean Aubrion, une source essentielle de la Chronique, dans: Léonard Dauphant (dir.), Metz 1500. Pouvoir et culture urbaine au temps de Philippe de Vigneulles, Villeneuve d’Ascq 2023, 185–198.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Léonard Dauphant, Rezension von/compte rendu de: Hanna Schäfer, Jean Aubrion l’escripvain. Lebensweg, historiografisches Schaffen und posthume Rezeption eines Metzer Bürgers im Spätmittelalter, Trier (Verlag für Geschichte und Kultur) 2023 (Trierer Historische Studien, 78), 480 S., ISBN 978-3-945768-37-2, EUR 39,90., in: Francia-Recensio 2024/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108071