L’ouvrage de Marie Bassano est issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2008, retravaillée et réactualisée comme le précise l’avant-propos de Corinne Leveleux-Teixeira. Le livre est structuré en deux parties principales sur la construction de la science du droit et sur la formation des futurs administrateurs, précédées par un premier chapitre d’histoire sociale de l’enseignement du droit à Orléans. Il est à noter que l’ouvrage comporte également des notices biographiques des étudiants et enseignants liés à Orléans entre 1230 et 1343 et une importante annexe sur la production intellectuelle de ces personnes. Si les notices prosopographiques, qui reposent sur des éditions de sources et la littérature scientifique déjà existante, auraient pu être plus intégrées à l’argumentation de l’ouvrage, elles demeurent précieuses pour ce XIIIe siècle orléanais encore mal connu par rapport à un XIVe siècle récemment traité par Marguerite Duynstee. Les notices sur la production intellectuelle offrent un aperçu unique et aussi complet que possible d’une production universitaire juridique à une période donnée.
Ancrée en histoire du droit, l’autrice s’intéresse particulièrement aux méthodes d’enseignement et à la doctrine produite par l’École de droit d’Orléans sur un long XIIIe siècle, à une époque où celle-ci n’était pas encore formellement une université. Explorant les différentes formes d’expression de l’enseignement médiéval, entre oralité et mise par écrit des leçons, Marie Bassano tire d’un vaste corpus de sources doctrinales une matière riche pour analyser l’originalité de cet enseignement ligérien du droit.
Le premier chapitre ancre le propos dans l’actualité de la recherche et propose des hypothèses renouvelées sur plusieurs questions-clés de l’histoire des universités, comme la formation des nations universitaires, le rapport du studium avec la ville et le choix d’Orléans comme lieu d’accueil de cette école. Si la présentation est centrée sur Orléans, Bologne et Paris n’étant mentionnées que ponctuellement, elle répond à la question de la nature du savoir-faire juridique acquis par les jeunes gradués médiévaux. Ce parti pris de centrer le propos sur Orléans, en dépassant le clivage éphémère avec Bologne, souligne la spécificité de la méthode d’enseignement ligérienne. Ce premier aperçu permet au lecteur de rentrer de manière fluide dans l’analyse de la matière du droit proposée par l’autrice dans les deux parties suivantes.
La première partie s’attache à décrypter les transformations des procédés d’enseignement du droit. À l’aide de sources statutaires et de la production des enseignants présents sur place, l’autrice révèle un enseignement basé sur la simultanéité, l’oralité et le support écrit. Ainsi, le but de cet enseignement n’est pas tant d’apprendre la matière juridique que de donner les clés de navigation au sein de la structure de celle-ci. En ce sens, l’habitude selon laquelle les jeunes gradués se devaient d’enseigner en parallèle de leurs études, n’apparaît pas comme la préfiguration d’une carrière professionnelle universitaire mais plutôt comme une première pratique de l’oralité propre au monde juridique, dans le cadre réglé de l’enseignement.
L’ouvrage de Marie Bassano mêle sans cesse des éléments d’histoire sociale des universités à des aspects de philosophie du droit, allant par exemple chercher dans la réception d’Aristote au XIIIe siècle, les traces de l’évolution de la conception juridique des mots de la loi à Orléans. L’indépendance de la logique juridique orléanaise par rapport à une conception artienne des terminologies juridiques amène l’autrice à émettre l’hypothèse d’une expression d’une différenciation par rapport à Paris et à sa faculté des arts.
La seconde partie de l’ouvrage poursuit la démonstration en liant la formation juridique reçue à Orléans, avec la poursuite des carrières professionnelles au sein des administrations royale et ecclésiastique. Pour Marie Bassano, en apprenant à se repérer dans une structure juridique, à mobiliser plusieurs types de sources pour résoudre un problème et à critiquer systématiquement celles-ci, les élèves d’Orléans acquièrent une méthode de travail mobilisable dans la pratique administrative. Une autre spécificité acquise à Orléans par les membres des administrations médiévales est une conception particulière de la chose publique et du statut de l’administrateur. Nourrie par des rivalités académiques que n’empêchent pas l’usage de références et méthodes communes, la conception du droit des élèves de l’école d’Orléans se heurte ainsi aux autres savoirs universitaires. Un chapitre entier est consacré à cette question, mise en regard avec les différentes hiérarchies médiévales des savoirs conceptualisées à cette époque. Il ressort de cette formation juridique que les étudiants ont une image complexe de l’administration et de la pratique administrative, entre réflexions sur la chose publique, devoir de moralisation et regard critique.
La conclusion de l’ouvrage replace l’université dans son contexte institutionnel de réformation statutaire au début du XIVe siècle. Marie Bassano y voit la marque de la fin d’une époque considérée comme un âge d’or pour le studium orléanais. Ce long XIIIe siècle serait marqué par une pensée originale, hors des cadres antérieurs, tandis que la fin du Moyen Âge verrait l’abandon de ce mouvement de rénovation de la conception du droit, face à une formation plus classique de ses membres. Au cœur de la démonstration de l’autrice figure l’idée que ces maîtres du XIIIe siècle sont bien moins des inventeurs que des artisans d’un mélange de traditions doctrinales. Celui-ci a introduit une conception structurale des concepts juridiques, guidé par un souci particulier de la langue juridique et un attrait pour la théorisation, qui permet de souligner le caractère pratique de son application et de faire le lien entre le droit et la réalité.
En aucun cas, cette étude sur Orléans se veut une démonstration d’un modèle médiéval que chercheraient à suivre d’autres universités, mais plutôt un prisme pour percevoir l’éducation des membres des administrations royale et ecclésiastique. Enfin, à la question de la création d’une identité scolaire commune, Marie Bassano avance un point de vue nuancé, où le caractère commun est d’abord celui d’une manière de voir et d’aborder les questions juridiques plutôt que d’un sentiment d’appartenance.
En définitive, l’ouvrage mêle brillamment des analyses précises et documentées des doctrines médiévales orléanaises à des considérations générales sur la place de l’enseignement orléanais parmi les autres universités et administrations médiévales. Servi par un style clair, plaisant à lire et à suivre, cet ouvrage est à la fois utile aux historiens du droit s’intéressant à la période médiévale et aux historiens des universités.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pauline Spychala, Rezension von/compte rendu de: Marie Bassano, De maître à élève. Enseigner le droit à Orléans (c. 1230–c. 1320), Leiden (Brill) 2023, 748 p. (Medieval Law and Its Practice, 37), ISBN 978-90-04-21223-7, EUR 240,54., in: Francia-Recensio 2024/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108135