Comme l’indique le sous-titre, le thème principal traité par Éric Palazzo (désormais ÉP) dans cet ouvrage publié en 2024 est la question de la théologie de l’ornement dans le christianisme de l’Antiquité et du haut Moyen Âge. L’auteur explore cette question à partir de diverses sources, des textes liturgiques et théologiques, ainsi qu'à travers de productions artistiques chrétiennes antiques et médiévales. De fait, le livre est composé de quatre chapitres qui correspondent chacun à une étude de cas comme autant de moyens de »saisir la cohérence du discours à la fois visuel et textuel mis en place au sujet et à partir du thème de l’ornement« (22) et par là d’ouvrir sur une compréhension globale de l’ornement au Moyen Âge. Ces études de cas ont été présentées et discutées dans des séminaires du Centre d'études supérieures de civilisation médiévale (CESCM) de Poitiers, au colloque de la Chaire Gutenberg de Strasbourg (2022), lors de l’édition 2023 des Settimane sull’alto medioevo de Spolète ou bien encore lors d’un atelier de l’Index of Medieval Art à Princeton (mai 2023). La richesse intellectuelle du cadre de travail entre Europe et États-Unis dont a pu profiter l’auteur se ressent notamment dans la bibliographie citée. Cet ouvrage s’inscrit dans le prolongement de deux autres livres publiés ces dernières années par ÉP auprès des éditions du cerf et dans lesquels l’ornement était déjà questionné »de façon périphérique« (15), dans ses aspects matériels, sa dimension théologique et son rôle dans la liturgie, à savoir L’invention chrétienne des cinq sens dans la liturgie et l’art au Moyen Âge (2014) et Le souffle de Dieu. L’énergie de la liturgie et l’art au Moyen Âge (2020).
ÉP propose en introduction une synthèse historiographique sur l’ornement avant d’esquisser une définition de l’ornement dans la théologie du Moyen Âge. Il souligne l’importance et l’aspect novateur des travaux de Jean-Claude Bonne qui ont constitué »un véritable tournant dans la compréhension du thème« (15), notamment par la prise en compte de sa matérialité. Dès l’introduction, l’auteur entend prendre du recul par rapport à la notion d’abstraction avec laquelle certains médiévistes se sont fourvoyés selon lui en l’appliquant aux formes ornementales chrétiennes de l’Antiquité et du Moyen Âge.
L’enquête menée par ÉP remonte à l’Antiquité chrétienne à travers Cassiodore et ses écrits sur la beauté de l’ornement mis en regard avec le »feuillet Nordenfalk« (Paris, BnF, lat. 12190, fol. Ar), étude de cas proposée dans le premier chapitre. ÉP entend renouveler l’étude du feuillet éponyme en exploitant l’hypothèse proposée par Carl Nordenfalk, celle de son appartenance à un carnet de modèles de Cassiodore élaboré au cours de la seconde moitié du VIe siècle et qui visait à »fournir aux relieurs de la matière pour couvrir la beauté des Écritures sacrées par une beauté extérieure« (37). ÉP relève les préoccupations matérielles et théologiques de Cassiodore à propos de l’ornement ainsi que ses conseils destinés aux relieurs et aux scribes et entreprend de mettre en relief leur postérité. Il dégage des liens entre les formes ornementales, leur diffusion, mais aussi leur valeur théologique et souligne notamment que l’objet décoré par la splendeur de l’ornement constitue un »seuil« entendu comme »lieu par lequel le chrétien entre et accède ainsi à la beauté de la Création qu’il perçoit à travers celle des Écritures« (60). Afin de montrer et synthétiser la profondeur culturelle et théologique qui se dégage des ornements et des sources textuelles étudiées en relation avec Cassiodore, ÉP fait émerger le principe du tissage »à la fois culturel et temporel où viennent se rencontrer et s’enrichir mutuellement et réciproquement la grandeur de l’Empire romain et la toute nouvelle tradition théologique romaine« (64). On retrouve ce procédé du tissage comme »thème essentiel de la pensée ornementale« (83), chez Théodulf d’Orléans, théologien carolingien qui est la figure clé du deuxième chapitre. La pensée visuelle et théologique de Théodulf est donnée à voir et à réfléchir au travers des ornements de deux grandes bibles (Paris, BnF, lat. 9380; Le Puy, cathédrale) qu’il a conçues. ÉP observe de quelles manières »Théodulf a élaboré un discours visuel sophistiqué fondé sur le lien étroit entre la combinaison de l’or et de la pourpre et l’expression de la temporalité« (75). En outre, l’auteur souligne les relations étroites entre l’ornementation visuelle et la dimension exégétique et théologique de l’ornement dans l’œuvre poétique de Théodulf. ÉP montre que »Théodulf a mis au point une savante théologie ornementale au cœur de laquelle l’expression de la complexité de la temporalité chrétienne trouve pleinement sa place« (102). Le procédé du tissage repéré par EP chez Théodulf met en exergue la cohérence et la richesse des différentes imbrications textuelles, matérielles et théologiques dans la pensée ornementale du théologien carolingien. Dans un troisième temps, la notion de tissage introduit à l’efficacité sensorielle et liturgique de l’enchevêtrement des ornements d’un livre d’évangiles décrits par Giraud de Barri dans sa Topographie Hibernica (1188) dont ÉP avait déjà souligné la richesse selon d’autres angles d’approche dans ses deux précédents ouvrages. Ce texte est le point de départ d’une étude de cas sur les ornements de livres d’évangiles carolingiens et leur signification théologique, notamment dans l’évangéliaire de Godescalc (Paris, BnF, NAL 1203). ÉP aborde au fur et à mesure des ornements animaliers et végétaux et il revient notamment sur le motif de la spirale qu’il avait déjà observé dans Le souffle de Dieu. Enfin, le quatrième chapitre achève d’élargir l’approche en prenant appui sur la littérature exégétique traitant de la liturgie et en particulier sur une homélie de Raban Maur. Consacré au »thème de la beauté de l’ornement à travers les rites de la liturgie et leur théologie«, ce chapitre traite des interactions et de la complémentarité entre les images, les objets, l’architecture et son décor dans la liturgie »pour ›produire‹ l’ornement« (23) nécessaire à l’efficacité des rituels de l’Église. Au terme de son exploration l’auteur explicite le titre de l’ouvrage en relation avec le procédé du tissage ou de la broderie, qui se rapporte à la fois à la mise en œuvre et à la trame de pensée qui sous-tend l’ornement, en écho à la métaphore textile récurrente chez les auteurs sur lesquels il s’est appuyé. Avec le tissage, la beauté du cosmos et la réflexion sur le temps sont les trois points essentiels retenus par ÉP dans sa conclusion au terme de laquelle il lance un pont vers son ouvrage à venir, qui porte sur Piero della Francesca.
Les différentes études de cas sont servies par deux livrets iconographiques en couleurs insérés au cœur de l’ouvrage et composés de 63 figures particulièrement bienvenues. Le tout est accompagné d’une bibliographie synthétique et précieuse sur l’ornement qui reflète l’approche interdisciplinaire de l’ouvrage, entre histoire, histoire de l’art, théologie et littérature.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Angélique Ferrand, Rezension von/compte rendu de: Éric Palazzo, Broder la splendeur. La théologie chrétienne de l’ornement dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge, Paris (Les éditions du cerf) 2024, 245 p., ISBN 978-2-204-15508-3, EUR 36,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108149