La pandémie mondiale de la Covid-19, en 2020 et 2021, dans le contexte actuel de mondialisation des échanges et des informations, a obligé les gouvernements à prendre des mesures de protection, de prévention et de soins; des décisions qui ont eu des conséquences sociales, économiques, politiques et environnementales. Les organisations en charge de services, comme l’éducation ou la santé, ont particulièrement été touchées et ont dû adapter leur fonctionnement. Depuis la fin de cette pandémie, de nombreux travaux ont cherché à comprendre et à analyser les logiques organisationnelles et sociales qui ont permis d’assurer une continuité, en particulier à distance, pendant des périodes variables selon les pays.
La partie thématique du Jahrbuch des Frankreichzentrums de l’université de la Sarre est dirigée par Daniel Kazmaier et Florian Weber et réunit quinze contributions, très majoritairement en langue allemande (deux chapitres seulement sont proposés en langue française).1 Cependant, chaque chapitre est précédé d’un résumé en français ou en allemand, ce qui facilite l’appropriation du livre par des lecteurs peu germanophones. Il n’a certainement pas été facile aux directeurs de publication d’élaborer une structure, étant donnée la diversité à la fois des approches et des aspects traités, mais finalement les trois parties proposées sont à la fois cohérentes du point de vue interne et entre elles. L’ouvrage propose également six autres dossiers, le premier consacré au travail théâtral en transnational, »bilan d’un semestre d’enseignement et de recherche à l’université de la Sarre«, par Florence Baillet, le deuxième aux 25 ans du pôle France de l’université de la Sarre, par Sandra Duhem et Hélène Miard-Delacroix, et le troisième réunissant trois conférences »stimulantes« sur la coopération franco-allemande (avec en particulier le texte très intéressant de Véronique Pozzo »Études françaises et francophonie extraeuropéenne« qui invite à considérer les multiples dimensions de francophonies parfois qualifiées d’»autres«). Les trois derniers dossiers sont des fiches informatives utiles sur des institutions allemandes d’études françaises, un ensemble de seize recensions d’ouvrages et une annexe regroupant des biographies des auteurs.
Après une préface rédigée par Manfred Schmitt, président de l’université de la Sarre et, depuis 2019, président de l’université de la Grande Région (UniGR), réseau universitaire transfrontalier associant six universités (allemandes, belge, luxembourgeoise et française), les deux coordinateurs introduisent l’ensemble des contributions, resituent le contexte, résument les circonstances et exposent les perspectives en termes de recherche, en mobilisant en particulier Jacques Derrida (L’Université sans condition, Paris 2001) et Michel de Certeau (L’invention du quotidien, t. 1: Arts de faire, Paris 1980), ce qui est évidemment très judicieux pour tenter d’envisager l’ensemble des contributions proposées!
Dans la première partie, »médecine, éthique, vie quotidienne – les défis de la pandémie dans une perspective de recherche«, Jürgen Rissland propose, dans un chapitre introductif, de comparer les situations allemande et française pendant la crise de la Covid-19. Au sein des deux pays, un même phénomène s’est produit avec au départ un soutien des citoyens à la gestion politique de la pandémie, puis un mécontentement vis-à-vis des décisions politiques par la suite. Il est très important de souligner, dans ce contexte, les réussites au niveau européen (vaccins, etc.) et les convergences franco-allemandes, évidemment nécessaires dans le cadre de chacune des crises que l’Union européenne traverse.
Les mesures prises, soit en top-down par le biais d’instructions, soit en autonomie au sein des institutions, comme cela a été très souvent le cas au sein des universités, sont assez similaires d’un pays à l’autre. Le texte de Carsten Präsang et David Scheschkewitz, consacré à la gestion de la crise sanitaire au sein des laboratoires de chimie à l’université de la Sarre, décrit des mesures qui n’ont été possibles que dans les pays où ont pu être mises en place des dispositifs spécifiques permettant un retour physique sur les lieux d’enseignement, comme cela a été le cas en France et en Allemagne. Les durées des confinements ont en effet été assez différentes d’un pays à l’autre, avec des conséquences qui commencent seulement à être analysées (désaffection pour le scolaire, déscolarisation, etc.), par exemple en Slovaquie où les écoles et universités ont été mises à distance pendant plus d’une année scolaire/universitaire.
Ce texte, comme d’autres ensuite, ouvre à des perspectives de recherche qui dépassent le cadre de l’étude de la pandémie et de ses effets, par rapport à la digitalisation des échanges et à l’usage des outils numériques pour organiser un enseignement à distance, mais aussi, comme l’aborde Udo Lehmann, avec une approche éthique, par rapport aux libertés individuelles et publiques. Le pragmatisme semble bien l’avoir emporté, les philosophes ont eu »peu d’autorité« (Claire Grignan) et l’éthique s’impose difficilement.
Le chapitre proposé par Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal analyse la situation française et les trois confinements pendant lesquels les Français ont dû travailler à domicile. Trois ans ou presque après la fin de cette période, la question n’est plus, pour un tiers des salariés en France, de choisir ou non le télétravail, mais de trouver un équilibre, lié aux réalités des espaces privés et dans un contexte de prise en compte croissante de l’impact écologique des transports. Dans beaucoup d’entreprises, le nombre de jours par semaine de télétravail s’est réduit (de 3 à 2).
Les confinements et restrictions de déplacement sont susceptibles de provoquer des modifications de comportements et de consommation, comme le décrivent Andrea Grôppel-Klein et Kenya-Maria Kirsch, mettant en perspective les situations en Allemagne et en France, à partir d’une enquête originale réalisée en 2022 qui s’intéresse aux critères de choix de consommation et au niveau d’acceptation du protocole sanitaire. Jonas Nesselhauf s’intéresse également à ces questions, en se concentrant principalement sur la consommation de certains produits en ligne (pornographies de confinement et »romans de gare«).
La deuxième partie est consacrée à une question essentielle dans le cadre du quotidien de l’université de la Grande Région: les fermetures et contrôles des frontières, son »talon d’Achille« (Dominik Brodowski). Les transfrontaliers ont (re)découvert l’existence des frontières qui ne sont plus seulement, dans le contexte de l’espace Schengen, symboliques, mais retrouvent une réalité instrumentale. Pour faire le lien avec la partie précédente, il est fondamental de s’interroger non seulement sur les effets économiques, sociaux et sur les coopérations, mais aussi sur le fondement moral des mesures coercitives aux frontières. Depuis mai–juin 2024, la France connaît un débat un peu analogue et assez intense au sujet du recours à la télésurveillance pilotée par un dispositif de reconnaissance automatique, système qui a été autorisé par décret pour sécuriser les Jeux Olympiques!
Florian Weber et Julia Dittel invitent à analyser les effets de ces phénomènes de »rebordering« et considèrent que la crise a permis finalement de sensibiliser les citoyens aux réalités des frontières. Il est très important désormais, peut-être en mobilisant le concept de résilience, d’intégrer la réalité des frontières aux coopérations transfrontalières. Même sans contrôle ou restrictions, les frontières ne sont pas seulement symboliques, les États post-westphaliens sont certes unis, mais bien différents. Les différences sont d’ailleurs mises en évidence par Claudia Polzin-Haumann et Christina Reissner dans leur étude des communications relatives à la pandémie au sein de la Grande Région, et Birte Wassenberg décrit ce »retour des frontières dans les têtes« en particulier pour des étudiants qui peuvent développer des »frontières mentales«.
La dernière partie s’intéresse aux institutions universitaires. Dans une perspective phénoménologique, Olaf Kühne témoigne de ses activités dans le contexte de la pandémie: la mise à distance peu préparée et/ou voulue, de nouvelles formes de communication, une disponibilité différente, et une appréhension du retour à la »normale«, qui bien évidemment n’existe plus, après la pandémie, comme précédemment. Sonja Sälzle et ses coauteurs décrivent les salles de cours vides, en Allemagne et font état d’une étude très intéressante sur les établissements allemands pendant cette période.
Ines Funk, dans le dernier chapitre de la partie thématique du livre, revient sur la situation dans la Grande Région, comme exemple d’impact de la pandémie sur la mobilité dans les programmes d’études transfrontaliers. Le retour à un mode de fonctionnement non contrôlé d’un point de vue sanitaire (masque, éloignement, jauges dans les salles), à la rentrée 2024, semble désormais revenu, mais en conservant certaines activités à distance.
La question des cursus transfrontaliers semble devoir être traitée différemment de celle, plus générale, de la mobilité internationale des étudiants et en particulier au sein de l’Union européenne. Pour 2023, Campus France fait état de 6,4 millions d’étudiants mobiles, un niveau jamais atteint (+ 32 % en 5 ans, pour la France + 8 % par rapport à l’année précédente), mais il faut aussi tenir compte des étudiants contraints à l’exil dans le contexte des crises actuelles.
Ainsi, au-delà ou en rapport avec les effets de la pandémie, cet ouvrage invite à considérer la coopération franco-allemande, en temps normal comme en situation de crise, à s’interroger sur ses modalités et sur les actions à mettre en œuvre à la fois pour consolider l’Union européenne, confrontée régulièrement à des crises, pour être mieux en mesure de les affronter, et pour réaliser des espaces de mobilité, de recherche et d’enseignement transfrontaliers, féconds et créatifs. Ce sont finalement les alliances d’universités européennes auxquelles participent de nombreuses universités allemandes et françaises dont on attend des prises d’initiatives, plus spécifiquement de la part des consortiums. Les universités en ont désormais l’habitude, après avoir dû gérer par elles-mêmes les circonstances difficiles imposées par la pandémie.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gilles Rouet, Rezension von/compte rendu de: Daniel Kazmaier, Florian Weber (Hg.), Universität in der Pandemie/L’Université en temps de pandémie, Bielefeld (transcript) 2023, 480 S. (Jahrbuch des Frankreichzentrums, 19), ISBN 978-3-8394-6789-3, EUR 49,00., in: Francia-Recensio 2024/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108211