Edité par deux ethnologues et une géographe, cet ouvrage s’inscrit dans la collection Migrationsgesellschaften (sociétés migratoires) de l’Institut pour la recherche sur la migration et d’études interculturelles de l’université d’Osnabrück (IMIS), qui fait état des nouvelles recherches sur la (re)production des représentations, des hypothèses et des discours sur la migration.
Les neuf chapitres du volume équilibrent réflexion théorique et cas d’études urbains (tous allemands à l’exception de Lyon et Zurich), et illustrent comment la construction des régimes locaux de savoirs sur l’immigration – le lien entre discours et pratique dans la problématisation de l’intégration des nouveaux arrivés – légitimise des actions politiques concrètes. Étudier ces régimes déconstruit »les pratiques de savoir ou les interprétations hégémoniques en tant que repères pour aborder la migration et les réalités urbaines, et [souligne] leur dépendance au contexte« (2).
Qui produit le savoir sur la migration? Quel rôle jouent les différents acteurs impliqués? Sur quels antécédents historiques se base le savoir? Quand un élément est-il reconnu comme savoir et accepté pour légitimer les décisions politiques locales? Quelles voix sont entendues et lesquelles ne le sont pas? Voilà le questionnement qui relie les contributions.
Farina Asche (21–49) observe les expositions en tant que fabriques du savoir sur la migration. Elle repère des caractéristiques du régime de savoirs: la forte imbrication avec le pouvoir, la performativité du binôme savoir-pouvoir et sa dimension spatio-temporelle. Ainsi, le concept de régime de savoirs brise le mythe de la neutralité du savoir.
Manuel Dieterich et Boris Nieswand (51–81) appliquent une approche de sociologie de la moralité au discours allemand sur l’intégration, en analysant son succès et ses principes. Concrètement, ils étudient les tensions entre le comité de quartier, les représentants de la ville de Tübingen et de la société de construction communale à propos de la création d’un foyer pour réfugiés. Lors de ces rencontres, la thématisation des problèmes d’intégration était centrale, chaque partie visant une intégration réussie, mais accusant l’autre de l’empêcher.
Christiane Reinecke (83–108) analyse la façon dont la proportion d’immigrés dans les villes a été problématisée dans le débat public et a ensuite orienté les politiques du logement en RFA et en France. Cela favorisa par exemple des politiques de quotas pour encourager la mixité sociale, considérée garante d’une intégration réussie. Reinecke accentue l’influence des récits et données des sciences sociales sur l’implémentation du dispositif d’intégration et sur les politiques du logement dans les deux pays à l’ère postcoloniale. La genèse et le succès du »seuil de tolérance«, concept reliant une quantité supposée excessive de migrants à l’impossibilité de l’intégration, en est un exemple. Selon Reinecke, la problématisation du logement des migrants découlerait de la prolifération d’études sur la ville et la migration, dont les résultats étaient présentés publiquement, ce qui renforça leur fonction de légitimer des décisions de politique urbaine.
Philip Zölls (109–131) retrace les discussions autour de la migration et de l’intégration dans la ville de Munich entre les années 1950 et 1970, en étudiant l’essor d’études sur la ville et la migration, dont la première étude communale sur la migration et l’intégration en RFA à résonance nationale.1 Zölls montre que, bien que ce rapport visait à soutenir les migrants en soulignant les problématiques auxquelles ils étaient confrontés, il a finalement servi à des buts répressifs.
Kijan Espahangizi (133–166) analyse les réseaux d’acteurs locaux à Zurich qui, dans les années 1960–1970, œuvrèrent pour l’intégration des immigrés. Alors que les mouvements anti-immigration se multipliaient, ces réseaux défendaient une conception bilatérale de l’intégration. Espahangizi montre, ainsi, que cette conception influença les attitudes et les actions menées.
Prenant l’exemple de Lyon, Fatiha Belmessous (167–199) étudie la construction du savoir et son instrumentalisation dans la politique du logement française, surtout en période postcoloniale. La relation savoir-pouvoir aurait légitimé une discrimination systématique des Algériens dans l’accès au logement. Sur la base d’un remarquable travail d’archive, elle démontre que la persistance des pratiques héritées du colonialisme, ayant ethnicisé les questions sociales, découle des études commandées par les gouvernements pour légitimer une gestion coloniale de la politique du logement et de l’intégration.
Maria Schiller (201–222) examine deux villes de l’ex-RDA confrontées en 2015 à la construction d’un centre d’accueil pour réfugiés, prévue parallèlement à des projets de rénovation urbaine. Elle montre comment des passés différents entraînent des récits et attitudes divergentes chez les urbanistes (street level bureaucrats): se sentent-ils responsables d’aborder le sujet du centre d’accueil, et l’incluent-ils comme avantage ou inconvénient dans le projet de rénovation? Schiller démontre que les régimes de savoir dépendent du passé du quartier et de l’expérience préalable avec les migrants.
À partir de documents et d’entretiens avec les administrateurs locaux, Madlen Pilz (223–250) compare Schwerin et Cottbus en montrant l’évolution des pratiques ayant problématisé la migration et l’intégration. Depuis 2015, tournant de la gestion de l’immigration en Allemagne, les régimes de savoirs sur la migration des deux villes évoluent et les différences dans la mise en œuvre de l’intégration dépendent de ces régimes, propres à chaque contexte.
Enfin, Philipp Schäfer (251–272) analyse les effets de l’ignorance sur la gestion locale de la migration à partir des discussions sur l’intégration à Leipzig. Il explique comment le manque de savoir a été utilisé lors des rencontres publiques et quelles retombées il a eu dans la gestion locale des réfugiés. Comme l’ignorance peut être à la fois un avantage et un inconvénient, Schäfer dévoile la nature ambivalente des rencontres publiques, qui favorisent l’acceptation des migrants tout en restant une scène privilégiée des tensions locales.
Les prémisses du volume interdisciplinaire sont pleinement respectées. Son ambition d’inciter la recherche à se focaliser sur le rapport entre savoir et migration au niveau local, sans pour autant négliger d’intégrer cette micro-échelle dans des cadres méso et macro, est satisfaite. En outre, l’échelle urbaine adoptée est particulièrement apte à analyser empiriquement la migration, car c’est à ce niveau que les pratiques et les discours autour de la migration et de l’intégration sont mieux observables et performatifs.
Indéniablement, l’ouvrage enrichit la recherche sur les migrations, en plaçant la production du savoir au cœur de la construction de la migration en tant qu’objet mais aussi de sa problématisation. Le savoir devient un élément incontournable dans le pilotage de la politique locale de l’intégration, à laquelle appartiennent notamment les politiques du logement. Enfin, le principal apport du volume est de mettre en lumière le processus de légitimation. Il apparaît ainsi évident à quel point faire référence aux experts et à leurs études, citer des statistiques (vraies ou fausses) et utiliser des cartes illustrant la »pseudo-objective« (189) concentration spatiale des immigrés, contribue à légitimer les décisions politiques en matière d’intégration, migration et logement, créant l’illusion qu’elles reposent sur des vérités empiriques.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Eleonora Marchioni, Rezension von/compte rendu de: Jan Lange, Manuel Liebig, Charlotte Räuchle (Hg.), Lokale Wissensregime der Migration. Akteur*innen, Praktiken, Ordnungen, Wiesbaden (Springer VS) 2024, IX, 272 S. (Migrationsgesellschaften), ISBN 978-3-658-42506-7, EUR 44,36., in: Francia-Recensio 2024/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108216