Wilfried Loth, professeur émérite de l’université de Duisburg-Essen et spécialiste de l’histoire de la guerre froide, réunit dans cet opus cinq contributions en allemand qui avaient été déjà publiées dans des ouvrages collectifs entre 2008 et 2022: une avait paru en français en 2018 et deux en anglais en 2022. L’objectif ici n’est pas de produire un texte neuf, mais de proposer et d’étayer la thèse suivante: les trois Alliés de la »grande coalition antifasciste« de 1941 avaient, malgré leurs intérêts propres et leurs désaccords, des buts communs au-delà de celui de gagner la guerre. Ils voulaient se prémunir contre une nouvelle menace venant de l’Allemagne et instaurer une paix durable en Europe. Pour ne pas reproduire »le système de la paix de Versailles« de 1919, ils savaient que leur coopération devrait se poursuivre une fois la guerre achevée. En février 1944, la décision d’intégrer la France comme puissance occupante en Allemagne et en Autriche a ajouté une complexité à leur recherche de solutions communes. L’ouvrage porte donc sur la coopération interalliée entre 1940 et 1946 et la recherche de consensus sur l’Allemagne et l’Europe jusqu’à l’aube de la guerre froide.
Le livre suit un ordre chronologique pour les quatre premiers chapitres. Le chapitre 1 présente successivement les projets de chacun des quatre Alliés concernant l’Allemagne et son occupation. Le chapitre 2 analyse les conférences interalliées durant la guerre, depuis la charte de l’Atlantique du 14 août 1941 jusqu’au début de l’année 1945. Le chapitre 3 est centré sur les conférences de la fin de la guerre: Yalta (février 1945) et Potsdam (juillet–août 1945). Le chapitre 4 évoque l’immédiat après-guerre jusqu’à l’entrée dans la guerre froide. Un cinquième chapitre, différent, a été ajouté: il passe en revue les projets d’unification européenne portés par les différentes branches de la résistance allemande. Placé en miroir des quatre premiers, il montre que les résistants allemands avaient aussi de leur côté imaginé un après-guerre européen fondé sur la paix et la démocratie. Toutefois ils ne furent ni consultés ni intégrés aux discussions entre les Alliés durant la guerre comme après celle-ci.
Le livre consiste dans une analyse très classique de relations internationales, qui peut sembler un peu datée aujourd’hui au regard des renouvellements profonds de ce champ de l’histoire. L’auteur s’en tient à une analyse des postures et des déclarations des décideurs et de leurs principaux conseillers. Il s’agit d’une histoire très factuelle, limitée aux dirigeants, à leurs ministres des Affaires étrangères et à leurs ambassadeurs. Les chapitres ne sont pas introduits et le propos reste positiviste afin de retracer une trame chronologique très précise éclairant la genèse des accords trouvés lors des conférences interalliées. Les sources utilisées sont classiques (documents diplomatiques publiés, mémoires, journaux de guerre et correspondances). Pour la France, Loth s’appuie essentiellement sur les publications de Georges-Henri Soutou, Rainer Hudemann et Dietmar Hüser. Le non-accès aux archives soviétiques (en dehors des documents édités) est une limite que reconnaît l’auteur lui-même, qui a privilégié les sources occidentales. On cherchera en vain une analyse approfondie des opinions publiques contraignant les choix des décideurs ou une réflexion sur les profils et les trajectoires des conseillers pouvant expliquer leurs attitudes et leurs positions. Le niveau des conseillers de second rang n’est pas exploré et seuls les grands noms sont mentionnés.
Une fois ces bémols énoncés, on reconnaîtra que le livre apporte des connaissances intéressantes sur la fabrique des compromis entre les Alliés pour parvenir à des accords sur le sort de l’Allemagne, son occupation, la question des réparations, le projet d’une organisation mondiale pour garantir la paix, etc. Ainsi est exposé tout le cheminement aboutissant à la promulgation par le Conseil de contrôle le 20 septembre 1945 de la directive numéro 2 (174 et suivantes). Plusieurs projets de directives avaient été rédigés par les Britanniques entre mai et septembre 1944, mais c’est le 23 mars 1945 que les Américains (State Department, War Department, Treasury) élaborent un texte, qui est proposé le 6 avril 1945 à l’European Advisory Commission (EAC) réunissant les représentants des Alliés. Celui-ci est discuté le 3 mai 1945 dans cette instance et critiqué par les Soviétiques et les Britanniques, qui contestent le fait de donner trop de marge de manœuvre aux commandants militaires des zones d’occupation en l’absence de ligne fixée par le Conseil de contrôle. Les Britanniques retravaillent le texte pour le préciser. Cette nouvelle version de la directive établie le 11 juin 1945 énonce les quatre buts de l’action du Conseil de contrôle allié en Allemagne, à savoir le désarmement complet et le contrôle de l’industrie de la Ruhr, l’élimination du parti nazi et l’interdiction de la propagande nazie et militaire, la création des fondements d’un État de droit et la nécessité de faire prendre conscience aux Allemands de leurs responsabilités dans les conséquences de la guerre. La version britannique est relue par les Américains à partir du 30 juin 1945. C’est ainsi toute la genèse du texte qui est retracée jusqu’à son acceptation le 2 juillet 1945 par les représentants des Alliés à l’EAC. L’URSS donne son feu vert définitif le 4 septembre, la France le 10. Les États-Unis ont fait retirer au dernier moment un article qui ne concernait pas les Allemands mais les ressortissants étrangers présents en Allemagne. On voit l’intérêt d’une analyse précise des va-et-vient qui conduisent aux textes régissant l’Allemagne en 1945 et on mesure les divergences entre Alliés mais aussi leur capacité à s’entendre.
L’intérêt principal du livre est bien de montrer qu’il y a eu convergence entre les trois Alliés précocement sur les buts de guerre et les projets pour l’après-guerre. La mésentente n’est venue qu’après: un rappel utile quand on connaît les risques d’une lecture anachronique plaquant les oppositions de guerre froide sur l’avant-1947. À l’automne 1945, ce sont les Français qui sont responsables du dysfonctionnement du Conseil de contrôle allié à partir (221 et suivantes): en effet, absents aux accords de Potsdam, ils en contestent les décisions (note du 7 août 1945), notamment la possibilité d’autoriser les partis et d’instaurer des administrations centrales allemandes dépendant du Conseil de contrôle. Pour de Gaulle, c’est prématuré tant que les frontières allemandes ne sont pas définitives. Cela contrecarrait les projets français de décentralisation et de démembrement de l’Allemagne et leur objectif de détacher la Rhénanie, la Sarre et la Ruhr du reste du territoire. De Gaulle et ses principaux conseillers (Couve de Murville, le ministre des Affaires étrangères, Hervé Alphand, le directeur économique du quai d’Orsay, Jacques Rueff, pour les finances) pratiquent une »politique anti-Potsdam« et utilisent le droit de veto de la France au conseil allié à Berlin, ce qui paralyse cette instance.
Le principal opposant de la France sur le sujet du démembrement de l’Allemagne est alors Lucius D. Clay. Il imagine des administrations trizonales pour les transports et les communications en Allemagne qui isoleraient la zone française. Finalement, Staline refuse de s’engager dans cette voie, sans doute parce qu’il cherche à gagner le soutien de la France sur la question des réparations, sujet sur lequel les divergences sont importantes entre l’URSS et les Anglo-Américains qui jugent les exigences soviétiques exorbitantes (Staline espère encore à cette date négocier un contrôle international de la production de la Ruhr). Le projet d’administrations trizonales capote donc. Les rapports entre les Alliés montrent qu’on est loin de l’antagonisme Est-Ouest de 1947.
Le livre s’achève sur un »bilan« inédit, qui évoque la guerre actuelle en Ukraine: celle-ci est une remise en cause brutale de l’ordre européen né après la Seconde Guerre mondiale et la preuve du non-respect par la Russie des engagements sur les frontières en Europe pris notamment en 1990 lors du traité 4+2 précédent la réunification allemande. D’une certaine manière, cette agression remet en perspective l’absence de traité de paix après 1945.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marie-Bénédicte Vincent, Rezension von/compte rendu de: Wilfried Loth, Frieden schaffen. Die Alliierten und die Neuordnung Europas (1940–1945), Frankfurt a. M. (Campus Verlag) 2023, 352 S., ISBN 978-3-5935-1741-4, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2024/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108218