Dans sa monographie qui a reçu le Deutscher Sachbuchpreis 2024, Christina Morina, professeure d’histoire à l’université de Bielefeld, propose une perspective nouvelle sur le processus de démocratisation de l’Allemagne contemporaine. En étudiant les attentes, les représentations et les expériences démocratiques des Allemands – de l’Est comme de l’Ouest –, en particulier lors du tournant de 1989–1990, elle montre la manière dont les citoyens se sont emparés de l’idée démocratique et l’ont fait vivre. Pour ce faire, elle a dépouillé les archives de groupes politiques formés au moment de la Wende, mais également les courriers de citoyens »normaux« envoyés à leurs représentants: les dirigeants et les institutions de la République fédérale d’Allemagne (RFA) et de la République démocratique allemande (RDA). Par citoyens »normaux«, Christina Morina entend des personnes ne possédant ni fonction dans l’appareil d’État, ni responsabilité politique importante. Par-là, elle cherche à écrire une histoire »par en bas« de la démocratie allemande, s’inscrivant ainsi dans le courants de l’histoire culturelle du politique et de l’histoire de la démocratie en plein essor outre-Rhin.

L'autrice historicise les évolutions et les mutations de la compréhension de la démocratie (Demokratieverständnis) des citoyens allemands en cinq chapitres chronologiques, allant de l’après-guerre à la montée du parti d'extrême-droite Alternative für Deutschland (AfD). Dans les deux premiers chapitres, elle montre comment les Allemands sont passés de la position de »sujet« à celle de citoyens actifs. L’Allemagne divisée est ainsi considérée comme un tout en raison de l’origine commune des deux États fondés en 1949; autant la RFA que la RDA se voulait une alternative démocratique à la dictature nationale-socialiste. Christina Morina indique qu’elle ne cherche toutefois pas à »relativiser le caractère dictatorial du régime du SED [Sozialistische Einheitspartei Deutschlands]« (292). Elle avance néanmoins que la référence à la démocratie a joué un rôle central dans l’histoire de la RDA, puisque les termes »démocratie« et »démocratique« apparaissent pas moins de 90 fois dans sa constitution. De ce fait, des générations d’Allemands de l’Est ont grandi en s’appropriant, en critiquant ou en dénonçant les promesses démocratiques du régime est-allemand, comme en témoignent les lettres et requêtes adressées aux représentants du régime – parfois au nom de la »démocratie socialiste«. L’ébullition de 1989–1990 en RDA doit donc être recontextualisée dans la genèse des interactions entre les citoyens est-allemands, engagés politiquement ou non, et »leurs« institutions.

Dans le troisième chapitre intitulé Tausend Aufbrüche (mille départs), montrant sa dimension centrale dans l’argumentation, elle décrit ce »printemps en automne« (Frühling im Herbst) qu’ont représenté les mobilisations massives contre la dictature du SED et l’effondrement du régime en cette fin 1989. Cette période charnière de l’histoire allemande contemporaine a en effet permis une ouverture du champ des possibles démocratiques, dont les échos se font encore ressentir aujourd’hui. Dans les deux derniers chapitres, l’historienne explore les effets de l’irruption révolutionnaire de 1989 sur les représentations de la démocratie dans l’Allemagne (ré)unifiée jusqu’à la chancelière Angela Merkel. Elle questionne en particulier les origines de la montée et de la consolidation du vote pour l’AfD dans les nouveaux Bundesländer, parti qui canalise en partie les attentes démocratiques déçues dans un projet politique ethno-plébiscitaire. En outre, l’autrice montre les conséquences de la »révolution pacifique« sur les habitants des anciens Bundesländer, qui ont également été marqués par le processus de (ré)unification malgré la continuité constitutionnelle entre les républiques de Bonn et de Berlin.

Ainsi, Christina Morina adopte un regard rafraîchissant sur l’histoire politique de l’Allemagne depuis 1945. Elle réinscrit la division allemande dans une chronologie plus large qui permet de repenser l’histoire des deux républiques allemandes à partir de leur origine commune et des (dis)continuités depuis 1990, permettant de dépasser le clivage Est-Ouest. De plus, elle déconstruit habilement la vision binaire d'une Allemagne de l'Ouest adepte de la démocratie libérale et d'une société est-allemande écrasée par la dictature du SED, où le seul refuge aurait été des "niches" privées (»Nischengesellschaft«). En s’intéressant aux »représentations subjectives« de citoyens ordinaires, elle montre l’importance des attentes et des représentations démocratiques dans la vie quotidienne d’individus anonymes, les conduisant parfois à intervenir concrètement pour réformer – ou révolutionner – les institutions en place. Comme elle l’affirme: »la démocratie n’est donc pas un état donné mais un processus« (291).

Pour finir, on peut toutefois déceler quelques angles morts, qui n’enlèvent rien à la grande qualité de cet ouvrage. Tout d’abord, la séparation entre citoyens »normaux« et dirigeants politiques peut sembler exagérée. Les dirigeants des organisations politiques sont aussi porteurs de représentations subjectives de la démocratie, leur position au sein du champ politique étant le produit d’un engagement motivé socialement mais aussi mu par des trajectoires biographiques et militantes. En outre, il est dommage que l’autrice n’ait pas davantage abordé la question des circulations transnationales des individus et des idées politiques durant la période étudiée. En effet, la société allemande, aussi bien divisée que (ré)unie, n'est pas hermétique et elle a été traversée par des courants politiques qui ont influencé les attentes démocratiques des Allemands. De plus, les sources étudiées par Christina Morina ont pu laisser de côté les individus maîtrisant moins bien la langue allemande et l’usage de l’écrit, à l’instar des Gastarbeiter ou des réfugiés installés en Allemagne. Ainsi, des entretiens auraient pu enrichir cette étude en restituant les représentations de la démocratie de groupes sociaux subalternes, lesquels participent également à la société allemande sans forcément jouir de droits civiques complets dans leur pays d’adoption.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Franck Schmidt, Rezension von/compte rendu de: Christina Morina, Tausend Aufbrüche. Die Deutschen und ihre Demokratie seit den 1980er-Jahren, München (Siedler Verlag) 2023, 400 S., ISBN 978-3-8275-0132-5, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2024/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108219