Ce n’est pas parce qu’un sujet historique a fait l’objet de nombreuses publications qu’il devient nécessairement un champ bien étudié. Peu de sujets illustrent mieux cette maxime que la question des corps francs allemands, les Freikorps, ces unités paramilitaires mobilisées en Allemagne au passage de la Première Guerre mondiale à la république de Weimar. Une bibliographie de 1996, citée dans le présent ouvrage, établissait une liste de 270 publications sur les corps francs depuis 1918. Mais malgré cette activité foisonnante, Andreas Wirsching, éminent spécialiste de l’histoire de l’entre-deux-guerres, pouvait constater en 2008 que les corps francs »n'ont fait jusqu'ici l’objet d’aucune étude scientifiquement valide«.
C’est clairement à cette lacune qu’entend s’attaquer l’ouvrage de Jan-Philip Pomplun sur »Les Freikorps allemands. Histoire sociale et continuités de la violence (para)militaire entre guerre mondiale, révolution et national-socialisme«. Publié en 2023, il est tiré d’une thèse d’histoire soutenue à la Technische Universität de Berlin en 2020.
Le point de départ de Pomplun est la triple difficulté que rencontre toute étude sur les corps francs. La première est la nature très militante de la littérature sur le sujet. Sur les 270 publications évoquées plus haut, Pomplun constate qu’environ une centaine est constituée par des souvenirs d’anciens combattants de ces unités, à quoi s’ajoutent ensuite une multitude de publications très tendancieuses datant de l'ère nationale-socialiste. Et même parmi les auteurs plus récents, cette tradition »idéologique« est loin d’avoir disparue, avec un auteur comme l’essayiste et militant d'extrême-droite Dominique Venner, ou encore Lothar Hartung qui évoque, dès l’introduction de son catalogue des décorations militaires des corps francs de 1997, »l’holocauste contre le peuple allemand«. Mais Pomplun met aussi en évidence que même la littérature dite »sérieuse« sur le sujet reste très fortement influencée par le prisme d’interprétation que proposèrent les grands défenseurs initiaux de la cause comme Ernst Jünger, Wilhelm von Oertzen, mais surtout Ernst von Salomon.
La deuxième difficulté tient à l’état très lacunaire des sources disponibles par-delà les multiples récits autobiographiques (plus ou moins apologétiques) disponibles. Cela tient notamment au fait qu’une partie des archives avait déjà été détruite par les corps francs eux-mêmes, à quoi s’ajouta ensuite les destructions dues à la Deuxième Guerre mondiale.
Enfin, la troisième difficulté porte sur la définition de l’objet à étudier lui-même. Selon la définition retenue de ce qu’est un corps franc l’ampleur et la qualité du phénomène peut varier grandement. S’appuyant sur les premiers travaux de Schulze et ceux, plus récents, de Matthias Sprenger (auteur d’une monographie en 2008 sur le »mythe des corps francs«) Pomplun propose une définition qui caractérise ces unités mobiles de volontaires, très hétérogènes dans leur organisation, par deux traits principaux: le culte du chef et le fait d’avoir été armées en permanence. Dans cette optique, Pomplun considère que l’on peut estimer qu'il y eut 200 000 à 250 000 combattants de Freikorps en 1919. Toutes ces difficultés ont abouti à une tradition historiographique dans laquelle les corps francs furent présentés dans des perspectives parfois radicalement divergentes: »avant-garde du nazisme« pour les uns (Robert G. L. Waite), »premiers soldats de la République« pour d’autres (Hagen Schulze).
Pointant les limitations et points aveugles de cette tradition, l’ouvrage de Pomplun propose de revenir sur la question en essayant d’apporter une réponse à trois »questions élémentaires« restées ouvertes jusqu’ici: celle de la composition sociale de ces unités, celle de l’appartenance générationnelle des combattants de ces unités (l’idée étant de déterminer s’il s’agit principalement d’anciens combattants de la première guerre mondiale ou bien s’il s’agit de jeunes radicalisés) et enfin celle de la continuité (souvent postulée) entre les Freikorps et les nationaux-socialistes.
Pour apporter une réponse fondée à ces questions, l’auteur propose d’exploiter une source jusqu’ici largement délaissée: les Stammrollen, c’est-à-dire les registres militaires qui listent non seulement les noms de membres de l’unité, mais contiennent également des informations ultérieures comme leur date de naissance, leur grade, leur profession, leur état civil, leur confession, etc. La base de données principale du présent travail est ainsi constituée des registres de onze unités principalement originaires du sud ou du sud-ouest de l’Allemagne (Badisches Sturmbataillon, Freikorps von Diebitsch, Freikorps von Medem, Abteilung Mauritius, Abteilung Haas, Freikorps Bayreuth, Eiserne Schar Berthold, Freikorps Hübner, Freikorps Oberland, Freikorps Würzburg, Freikorps Passau), soit 19 600 hommes, dont 3183 furent intégrés dans un échantillon représentatif. L’auteur propose en effet de traiter les séries statistiques ainsi disponibles dans une approche d’histoire quantitative expressément inspirée des pratiques de l’histoire sociale. L’objectif explicite du travail entrepris est d’»établir les caractéristiques sociohistoriques particulières d’une forme spécifique de violence paramilitaire au début du XXe siècle – les Freikorps allemands – et de contribuer par là à une histoire sociale de la violence« (22).
Cette approche scientifique nouvelle place Pomplun à part dans l’historiographie sur les Freikorps et destine sa monographie à devenir un classique immédiat sur la question. Car son approche quantitative permet de dégager des conclusions qui sont autant de remises en question des thèses usuelles sur les corps francs. Concernant la composition sociale, Pomplun peut ainsi montrer que les Freikorps furent principalement composés d’individus issus du monde ouvrier – la thèse des unités d’officiers constituées pour aller trucider les ouvriers révolutionnaires ne tient donc pas face aux données historiques, d'autant que Pomplun renvoie au fait que les appels à la mobilisation dans les corps francs étaient aussi largement relayés par les différents réseaux sociaux-démocrates (SPD, USPD, syndicats) et qu’il n’est donc pas absurde de postuler que nombre des combattants étaient issus de ces milieux-là. Ce constat bouscule aussi la thèse souvent émise de la »prolétarisation des nouvelles classes moyennes« comme moteur de la radicalisation et de la violence, car »il n’est pas possible de déterminer une proximité particulière entre les Freikorps et ceux qui souffrirent les plus grosses pertes économiques pendant la Première Guerre mondiale« (280).
Si la pyramide des âges était clairement dominée par les plus jeunes générations (environ 75 % des combattants de 1919 étaient nés après 1890), seuls 40 % des membres avaient fait l’expérience du front, environ 30 % n’avaient pas servi et pour 30 % les données ne sont pas conclusives. Pour Pomplun, cette composition ne permet toutefois de confirmer ni la thèse de la »brutalisation« de George Mosse, »ni l’hypothèse d’une jeunesse radicalisée, qui prit les armes après 1918 en guise de compensation pour ne pas avoir pu faire ses preuves au front« (283). En revanche l’étude quantitative, comme les sources qualitatives mobilisées en complément, confirment la thèse de Mary Fulbrook, qui voit les corps francs comme »courroies de transmission de la violence«, créant des espaces où les vétérans purent transmettre à des volontaires sans expériences leur savoir sur la violence.
Enfin, l’étude de Pomplun permet de problématiser la question de la continuité entre les Freikorps et le national-socialisme, notamment en relativisant fortement cette continuité. Ce que montre cette étude statistique d’ampleur, c’est qu’environ un quart des membres des Freikorps se retrouvèrent ensuite dans le NSDAP, les SA ou les SS, soit un pourcentage qui ne diffère pas de manière significative du reste de la population masculine. Le »rôle d’avant-garde du nazisme« se limite donc à un groupe relativement restreint des chefs et d’officiers des Freikorps qui jouèrent un rôle important dans la constitution et la structuration des organisations nationales-socialistes au cours des années 1920. À l’autre bout du spectre politique, il resterait également à déterminer dans quelle mesure les Freikorps ont alimenté les organisations de vétérans et de lutte antifasciste de gauche comme le Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold ou le Roter Frontkämpferbund – ce qui est toutefois rendu difficile par le fait que ces organisations n’ont pas laissés de listes de membres comparables à celle des Freikorps ou du parti national-socialiste.
Le livre de Poplum est ainsi une lecture obligatoire pour toute personne intéressée à l’histoire de la république de Weimar et de la violence dans l’entre-deux-guerres – et il présente la qualité d’offrir autant de réponses définitives que des pistes à explorer plus avant.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christian Roques, Rezension von/compte rendu de: Jan-Philipp Pomplun, Deutsche Freikorps. Sozialgeschichte und Kontinuitäten (para)militärischer Gewalt zwischen Weltkrieg, Revolution und Nationalsozialismus, Göttingen (V&R) 2022, 354 S., 33 s/w Abb. (Kritische Studien zur Geschichtswissenschaft, 244), ISBN 978-3-525-31146-2, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2024/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108220