À première vue, le lecteur pourrait se dire: »encore un ouvrage sur ce sujet!«, mais dès la lecture entamée, le volume collectif dirigé par Jürgen Zimmerer convainc par son originalité. Il interroge la réussite de la »maîtrise du passé« qui a fait la réputation de la RFA, pour revenir sur les tenants et les aboutissants de la culture mémorielle allemande: est-elle vraiment si réussie, alors que l’on n’a jamais enregistré autant d’incidents antisémites ou racistes qu’aujourd’hui? En règle générale, à qui appartient l’histoire allemande, et que doit-elle prendre en compte désormais? Une interrogation qui s’impose avec le retour de la guerre sur le sol européen et les débats récents sur les héritages coloniaux allemands.
Après avoir retracé les grandes étapes de l’histoire de la mémoire ouest-allemande, puis allemande, le volume présente des études de cas liées aux dimensions traditionnelles de la culture mémorielle allemande. C’est le poids de la Shoah, et les impératifs qui en découlent pour la politique allemande (la fameuse Staatsräson d’Angela Merkel,1 qui ne s’applique qu’à Israël, pas à la Pologne ou à l’Ukraine), et sa remise en cause. C’est aussi la quête d’autres dimensions, lorsque la Berliner Republik cherche des référents dans la période antérieure à 1914, pour mettre en avant la richesse culturelle de cette période et redorer son blason. Où l’on retrouve les ingrédients de la »controverse Fischer« de 1961, mais aussi la nécessité de sortir de la polémique pour reconsidérer les données historiques et éviter les instrumentalisations politiques pour ou contre Guillaume II – en raccourci (E. Conze). En parallèle, Th. Weber présente une synthèse bienvenue d’une violente discussion historico-juridico-médiatique du temps de la pandémie, désormais retombée, autour du rôle des Hohenzollern dans la montée du nazisme, sans que toutes les réponses aient été apportées. Les débats récents opposent des interlocuteurs classiques, mais peuvent aussi voir se confronter des acteurs issus du même camp politique, comme autour du cas de la statue de Bismarck à Hambourg, qui montre que l’on peut échapper aux discussions stériles grâce à des décisions constructives, lorsque justement on ne met pas à bas des statues mais fournit un effort de contextualisation autour de la personnalité ou du monument disputé (Ch. Nonn).
Mettre en avant la période antérieure à 1914, c’est exposer mutatis mutandis des héritages peu glorieux: en l’occurrence les crimes coloniaux allemands (génocide des Namas et Hereros, J. Zimmerer) et les pillages dont sont issues certaines collections hébergées dans les espaces nouvellement aménagés du Humboldt Forum de Berlin et d’autres musées. Les discussions qui en découlent mettent à jour cette mémoire, et font craindre des collisions: dans ces »combats de mémoires« (Erinnerungskämpfe), la mémoire émergente va-t-elle se substituer à la mémoire installée – celle de la Shoah – et à celle en train d’être mise en place – celle de l’avant 1914? Et les porteurs de cette nouvelle mémoire n’ont-ils pas pour idée de mettre en avant d’autres souffrances, incarnées par les migrants arrivés depuis 2015, de mettre en cause les piliers de la mémoire collective allemande, cachant un ressentiment antisioniste qui dissimule mal un véritable antisémitisme (BDS – Boycott, Divestment and Sanctions)?
C’est justement pour déconstruire cette suspicion que l’ouvrage propose d’aborder les nouvelles et les anciennes mémoires désormais différemment: on peut s’autoriser à sortir des rituels, à aller dans le sens de la comparaison, sans que cela signifie une quelconque banalisation, notamment de la Shoah. L’ouvrage met en avant des victimes longtemps oubliées de la Deuxième Guerre mondiale, dont l’existence même a mis du temps à être reconnue, et en parallèle leur mémoire: victimes civiles dans les territoires occupés à l’est de l’Europe, homosexuels, asociaux, Sinti et Roma (B. A. Ashton, T. Tönsmeyer, F. Davies). Et le chapitre portant sur la Deuxième Guerre mondiale s’achève justement par un exercice de comparaison tenté par deux historiens de renom pour en montrer les possibilités, comme les limites: la guerre actuelle en Ukraine peut-elle être analysée à l’aune de la Deuxième Guerre mondiale? (D. Pohl, Th. Sandkühler).
Certains en appellent à une mémoire multidirectionnelle, qui ne serait pas le nivellement des mémoires mais bel et bien une opération de justice historiographique et politique après un siècle de déni, de refoulement (entreprise coloniale en Namibie et en Europe de l’Est, J. Zimmerer); avec des comparaisons plus que justifiées que met en avant Michael Rothberg, celui par lequel la discussion est arrivée, qui ne peut que relever les raccourcis et procès d’intention menés contre certaines personnes au-dessus de tout soupçon ou faisant l’objet d’opprobre sans aucun fondement (Achille Mbembe). La définition de l’antisémitisme de l’IHRA, entendue au départ comme un texte indicatif, est alors instrumentalisée pour devenir l’argument fatal. Meron Mendel et Dirk Moses reviennent quant à eux sur les ressorts de ce que l’on appelle l’Historikerstreit 2.0,2 en référence à la violente controverse des années 1980: à la dimension de la comparaison très présente dans la première, s’est ajoutée celle de la relation à Israël dans la deuxième. Mendel démonte les ressorts d’une prétendue soumission de l’Allemagne à Israël dans l’érection en dogme de la singularité de la Shoah, en appelant à nuancer les choses et en proposant les termes d’une discussion raisonnée sur les qualificatifs à appliquer à la Shoah, comme une remise à plat du qualificatif antisémite3 et de la relation à Israël. Il se confronte ainsi à celui qui a dénoncé ce catéchisme, Dirk Moses, qui revient dans ce volume sur ses attaques contre ce qu’il qualifie d’»obsessions« allemandes (unicité de la Shoah qui bloque toute autre chose; loyauté de la RFA envers Israël; antisémitisme soupçonné chez tous les musulmans et les Arabes présents sur le sol allemand; alignement entre antisémitisme et antisionisme). Des fixations qui sont d’autant plus graves qu’elles conduisent à l’exercice d’un certain maccarthysme et à des mesures expéditives mettant à mal des carrières. Si les questions soulevées par Moses sont réelles, sa démonstration et son appel à abandonner une »double morale« qui favoriserait seulement Israël semblent toutefois desservis par une tonalité particulièrement agressive et une méthode Coué proprement assommante.
En revanche, les analyses de Sonja Hegasy et Hajo Funke présentées en parallèle sont plus efficaces et convaincantes. Elles en appellent à des débats sereins et pointent du doigt les excès conduisant à la mise au ban d’intellectuels considérés comme douteux par des personnes en charge, dont les prises de position sont souvent hâtives (Felix Klein vs. Achille Mbembe, par exemple). Tout comme celle de Hanno Hauenstein et Eyal Weizman sur le scandale de la Documenta 15 de Kassel, en 2022: où un retour raisonné sur une affaire à grand bruit permet de remettre à plat les données du problème, en établissant la part des choses entre les soupçons d’antisémitisme et le ressentiment antijuif réel dans les œuvres d’art décriées, et surtout en démontant une instrumentalisation par les politiques, certains médias, voire l’ambassade d’Israël, »retour de boomerang« qui attribue à des artistes étrangers un antisémitisme local refoulé ou dénié, au nom du rejet d’une mémoire post-coloniale assimilé ici à une dimension antisémite/antisioniste qui lui serait intrinsèque (selon les allégations de Die Welt, notamment). Or la réponse aux porteurs de ces mémoires alternatives est souvent marquée par une animosité confinant au racisme, avec dédouanement de leur propre responsabilité (»qui est antisémite n’est pas allemand«, en raccourci).
Ce qui fait résolument l’intérêt du volume est l’inventaire des mémoires qui devraient désormais également faire partie de la »culture mémorielle« (Erinnerungskultur) allemande. C’est celle de l’Allemagne de l’Est qui doit, selon Ilko-Sascha Kowalczuk, mieux prendre en compte ses différents acteurs, ne serait-ce que pour ne pas tomber dans le travers d’un monopole de culpabilité de la Stasi, à l’image de ce qui avait été le cas dans les premières décennies de la mémoire du IIIe Reich; une mémoire établie qui serait également une réponse aux enjolivements portés par certains groupements politiques, conduisant à leurs récents succès électoraux. Dans cette mémoire de la RDA, c’est aussi le rappel par Katharina Werda et Patrice G. Poutrus du cas des »Vertragsarbeiter«, notamment les Vietnamiens de RDA, dont l’existence a été refoulée, alors qu’ils avaient été les victimes de ressentiments racistes dès le temps de la RDA et des premières attaques xénophobes dans le processus de réunification.
Ce sont encore les travailleurs immigrés (longtemps qualifiés de »Gastarbeiter«), décrits par Lisa Hassler, des personnes allemandes de couleur (C. M. Uhuegbu) et des migrants (O. Zakariya Keskinkılıç). Autant de personnes aux destinées souvent compliquées, qui ont eu et ont toujours des difficultés à trouver leur place, et dont la mémoire s’effacerait sans des mobilisations récentes. Alors qu’elles ont constitué, et constituent encore, des composantes de la société allemande, dont la mémoire collective s’intègre nolens volens dans la nouvelle identité et dans la nouvelle mémoire allemande. Où l’on met en avant les situations problématiques, voire dramatiques, à l’instar des meurtres commis par le réseau NSU (Nationalsozialistischer Untergrund), dont l’investigation longtemps défaillante a bel et bien souligné l’existence d’une double mesure lorsqu’il s’agit de meurtres commis contre des minorités reconnues et d’autres ignorées; et une commémoration qui ne peut désormais exister que grâce à des initiatives privées, finalement reprises par les politiques.
Les cas présentés illustrent des réalités oubliées, refoulées, ou passées (en tout cas en partie), mais ils mettent en avant des éléments devant désormais faire partie de l’identité allemande: la culture mémorielle enrichie de ces héritages participe d’une identité allemande mouvante, qui n’est certainement pas celle mise en avant par les tenants d’une droite conservatrice ou de l’extrême-droite. Or ceux-ci en appellent à la république de Weimar comme référence, positive ou négative, alors qu’ils sont les héritiers de ceux qui l’ont détruite (C. C. Gatzka). Des conservateurs qui rejettent l’Islam – qui cherche sa place dans l’identité allemande actuelle – comme incompatible avec les valeurs d’une société aux fondements judéo-chrétiens; eux qui justement ont longtemps rejeté la composante juive de cette prétendue civilisation judéo-chrétienne.
À l’inverse, les conservateurs et extrémistes de droite souhaitent honorer des mémoires qu’ils jugent, elles, à la mesure de la nouvelle Allemagne (S. Schmalenberger): mémoire des héros allemands (Stauffenberg, Bismarck), des victimes allemandes de la Deuxième Guerre mondiale et des victimes d’aujourd’hui (victimes des migrants, s’entend), avec la mise en avant d’une histoire allemande réussie qui ne doit pas se résumer aux douze ans du national-socialisme (le fameux »Vogelschiss« d’Alexander Gauland).
Au-delà des discours politiques, le plus souvent opposés, il en va aussi de la sociologie d’une société allemande dont la mémoire collective ne peut plus se satisfaire de fondements résolument bouleversés. Lorsque la mémoire nationale doit enfin intégrer les dimensions supranationales qui s’imposent, quoi qu’en disent les détracteurs de la construction européenne (F. Jacob).
Riche de ses divers aspects, de ses contradictions internes (des mêmes sources sont interprétées différemment selon les auteurs), l’ouvrage est marqué par une tonalité parfois agressive, militante, quelque peu dérangeante. Si l’on ne peut qu’être d’accord avec l’appel à sortir des rituels stériles, les exclusions qui découlent de la rigidité mémorielle doivent-elles pour autant être comparées à la répétition de pratiques du IIIe Reich? Cela transparaît aussi dans le règlement de comptes envers les collègues historiens du national-socialisme et de la Shoah, même si l’on peut comprendre l’acrimonie du propos: ces historiens qui dénient par exemple à Zimmerer toute compétence à établir des comparaisons, eux qui donnent leur avis dans des domaines qui ne sont pas de leur ressort, en voulant signifier que Windhoek n’est pas Auschwitz (mais les mêmes ont pu indiquer il y a quelques années qu’il y avait une généalogie). Enfin certaines affirmations peuvent étonner: c’est par exemple l’exigence d’une ouverture aux recherches sur les génocides pour sortir du cloisonnement allemand, un constat surprenant pour le lecteur étranger, qui pourrait considérer que l’école historiographique allemande est en pointe. Enfin, en voulant insister sur les manques, l’ouvrage laisse peut-être de côté des expériences plus réussies: en ce qui concerne les populations »issues de l’immigration« (Migrationshintergrund), le cas de présentateurs de télévision issus de ces milieux ne peuvent-ils pas à l’inverse illustrer une intégration réussie, sauf à vouloir y voir un alibi?
Excellent reflets des discussions mémorielles allemandes actuelles, permettant la découverte de certains sujets, une partie des textes peut toutefois déjà sembler datée du fait du 7 octobre 2023: l’attaque terroriste du Hamas et son impact sur la RFA a en partie rebattu les cartes. Il en va par exemple du constat politique retracé dans l’ouvrage qui peut avoir évolué depuis, avec la prise de distances de certains politiques allemands envers Israël dans le contexte des représailles menées depuis lors.
Enfin, réclamant une mémoire allemande plus inclusive, l’ouvrage aurait pu s’enrichir de comparaisons valorisant certaines démonstrations. En ce qui concerne l’immigration, le cas français aurait été instructif: ce pays dit d’»immigration«, à la différence de ce qui a été longtemps affirmé pour l’Allemagne, a également mis du temps à intégrer et institutionnaliser la mémoire de ces groupes de population. On peut regretter, enfin, que la réflexion sur les populations de couleur omette les couples dont la femme est noire pour n’évoquer que le cas inverse; en ne donnant pas non plus la profondeur historique incarnée par les fameuses allégations consécutives à 1923 (occupation de la Rhénanie par des troupes coloniales françaises) ou le cas des enfants de couples mixtes après 1945.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Trimbur, Rezension von/compte rendu de: Jürgen Zimmerer (Hg.), Erinnerungskämpfe. Neues deutsches Geschichtsbewusstsein, Ditzingen (Reclam) 2023, 536 S., ISBN 978-3-15-011454-4, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2024/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108224