La guerre de Trente Ans, qui a marqué l’Europe et plus particulièrement l’Allemagne entre 1618 et 1648, a sans aucun doute eu de graves conséquences politiques, économiques, sociales et culturelles pour le continent et notamment pour les Allemands. Comme le soulignent dans leur solide introduction les éditeurs du volume collectif présenté ici, ce conflit a été considéré comme la plus grande catastrophe de l’histoire allemande jusqu’aux guerres mondiales du XXe siècle. Le fait que cette guerre ait eu des répercussions dramatiques sur l’ensemble de la population, et pas seulement dans les territoires directement dévastés par les combats et les destructions, peut être considéré comme indiscutable malgré les différences considérables, surtout régionales. La question de savoir s’il en a résulté un traumatisme plurigénérationnel fait l’objet de recherches récentes.

Alors que les différents ordres, les couches sociales et les sexes ont été touchés, menacés et mis au défi de la guerre de différentes manières, la population européenne, et en particulier allemande, ne doit pas être considérée comme une masse sans volonté qui aurait simplement subi passivement cette »guerre des guerres«, pour reprendre l’expression forgée par Johannes Burkhardt. La manière dont le conflit a été géré et les options qui s’offraient aux acteurs dans leur situation spécifique – au-delà des princes, des régentes, des hommes d’État et des généraux – ont été identifiées par la recherche comme un problème majeur, notamment au cours de ces deux dernières décennies, et documentées par des éditions et des anthologies de sources.

Néanmoins, en se concentrant sur cette problématique, étudiée dans une perspective strictement centrée sur les acteurs, le volume collectif présenté ici réussit à proposer une approche à la fois spécifique, originale et novatrice pour analyser l’histoire quotidienne de la guerre de Trente Ans et la construction des mémoires de guerre. La prise en compte du rôle actif des contemporains, des formes d’adaptation à la résistance en passant par les différentes pratiques développées pour répondre aux problèmes posés par la guerre, ne relativise pas les défis fondamentaux auxquels ils ont été confrontés dans un monde qui se déchirait, mais permet de mieux comprendre leurs pensées et leurs actions. En plus de l’approche spécifique, suivie avec rigueur à travers les différentes contributions, la concentration géographique sur les territoires de l’Allemagne centrale contribue à la cohérence de l’ouvrage. Cette dernière est due à la conception du colloque qui s’est tenu à Gotha en septembre 2018, année commémorative, et dont les contributions constituent le noyau du volume qui est complété thématiquement par des textes ajoutés ultérieurement.

Les 16 contributions, toutes rédigées par des auteurs germanophones, sont structurées de manière convaincante en cinq sections. Sous le titre »Beschreiben und bewältigen« (Décrire et maîtriser), les trois articles d’Andreas Bähr, de Friedrich Beiderbeck et de Dirk Niefanger traitent des récits de guerre dans l’historiographie et la littérature. En partant des interprétations contemporaines, la question du début et de la fin de la guerre est au centre de la très instructive contribution d’Andreas Bähr sur la comète d’hiver de 1618. La section »Überleben und überwinden« (Survivre et surmonter), qui comprend les trois contributions de Stefanie Fabian, de Johannes Kraus et de Markus Meumann, se concentre sur les expériences de violence des soldats et des civils en intégrant les formes de contre-violence et de résistance juridique à la violence des soldats ainsi que les espaces d’action féminins. Sous le titre »Gewinnen und verlieren« (Gagner et perdre), Astrid Ackermann, Philipp Hoffmann-Rehnitz et Alexander Zirr se penchent sur les villes, les élites urbaines et les commerçants dont l’action pouvait prendre des formes très différentes selon la situation régionale et l’intensité avec laquelle ils ont été touchés par le conflit. Les quatre contributions de la section »Entscheiden und erinnern« (Décider et se souvenir) dues à Ulrike Eydinger, Stefanie Freyer, Marcus Stiebing et Siegrid Westphal se concentrent entièrement sur les territoires de la Thuringe ernestine et prennent en compte les acteurs politiques, en particulier les princes, ainsi que leurs options et stratégies d’action dans des domaines très différents, comme la construction du château de Gotha et la collection de pamphlets ; cette section s’ouvre donc, comme la première, entre autres aux questions de la construction de la mémoire. Dorothea Meier, Georg Schmidt et Julia A. Schmidt-Funke s’intéressent dans la section finale, »Glauben und hoffen« (Croire et espérer), aux stratégies religieuses pour interpréter et surmonter le conflit. Chaque article est précédé d’un résumé en allemand et d’un résumé en anglais dont les accents thématiques sont parfois légèrement différents.

Outre la qualité des différentes contributions et les contours thématiques clairs de l’ouvrage dans son ensemble, il convient de saluer l’illustration par des pamphlets contemporains, analysés dans l’article d’Ulrike Eydinger sur la collection du duc Ernest Ier de Saxe-Gotha-Altenburg. La bibliographie générale du volume s’avère également utile. Des compléments ponctuels seraient souhaitables, par exemple dans le domaine de la religion et de la foi, par l’ouvrage collectif thématiquement pertinent de Bertrand Forclaz et Philippe Martin, Religion et piété au défi de la guerre de Trente Ans, paru à Rennes en 2015 et qui aborde précisément des questions traitées dans le présent ouvrage. En outre, alors que l’introduction donne un aperçu différencié et instructif de l’historiographie et de l’état de la recherche, il convient de critiquer une remarque incidente et brève (voire réductrice) sur Fritz Dickmann dans une note infrapaginale (7–8, note 11), qui présente sous un faux jour son ouvrage fondamental sur la fin de la guerre de Trente Ans Der Westfälischen Frieden de 1959. Même si Dickmann, dans son œuvre rédigée dans les années 1940 et 1950, est resté dans une certaine mesure un enfant de son temps avec une vision en partie traditionnelle et négative de la paix de 1648, son ouvrage présente des traits tout à fait novateurs et de multiples approches pour une nouvelle évaluation de la conclusion de la paix qui montrent que l’auteur ne se laisse pas enfermer dans les horizons d’interprétation de l’État-nation et de »l’État-puissance« du XIXe et du premier XXe siècle et que son travail se réduit pas à la continuation du discours sur la »nation en retard«. Cette note infrapaginale prend d’autant plus de poids qu’au-delà de cette remarque, tout à fait accessoire, les éditeurs ne proposent aucune appréciation de l’apport de Dickmann, dont l’œuvre marque pourtant bien une césure.

Ces observations de détail n’enlèvent cependant rien à la richesse de ce volume. Bien qu’il ne soit pas facile d’en retenir une parmi les nombreuses contributions de qualité de l’ouvrage, il convient ici de rendre un hommage particulier à l’étude de Markus Meumann sur les actes de violence et de contre-violence perpétrés par des civils, impressionnante par la richesse du matériel mis à profit (des sources iconographiques aux sources textuelles les plus diverses, allant des correspondances du Service historique de la Défense aux témoignages littéraires) et par son argumentation méthodiquement différenciée, qui s’attaque à un desideratum de la recherche très négligé et offre un nouveau regard sur cette thématique.

L’ouvrage répond ainsi de manière tout à fait convaincante à l’ambition des éditeurs et des auteurs de rendre visible et compréhensible »l’agentivité« (agency) des contemporains dans leur adaptation respective aux conditions spécifiques de la guerre de Trente Ans en fonction de leur groupe social, de leur territoire et du contexte temporel spécifique.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Guido Braun, Rezension von/compte rendu de: Astrid Ackermann, Markus Meumann, Julia A. Schmidt-Funke, Siegrid Westphal (Hg.), Mitten in Deutschland, mitten im Krieg. Bewältigungspraktiken und Handlungsoptionen im Dreißigjährigen Krieg, Berlin, Boston, MA (De Gruyter) 2024, 611 S. (bibliothek altes Reich, 33), ISBN 978-3-11-069132-0, EUR 89,95., in: Francia-Recensio 2024/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108301