Le dense volume que signe Ute Frietsch va réjouir les érudits et les universitaires intéressés par la question de l’alchimie. Prenant appui sur des décennies de recherche, l’auteure, experte sur le sujet, a rassemblé une somme considérable de travaux et de réflexions. L’objectif est de retracer l’histoire de l’alchimie et le changement épistémologique qu’il a initié. Ambition élevée mais louable, car on manque de grandes synthèses sur une question longtemps reléguée du côté de l’ésotérisme et de l’approximation la plus stérile.
Richement illustré, l’ouvrage entend aborder, chapitre après chapitre, l’évolution d’un savoir qui s’est peu à peu installé – pour ne pas dire imposé – à l’université. Pour schématiser, on pourrait considérer que depuis la Méditerranée, au fil des décennies, un corpus de théories s’est diffusé et s’est transformé en un savoir validé par le monde universitaire. Cette lente rationalisation, pour employer un terme schématique, est passée par différents stades. Ute Frietsch insiste bien, et elle a raison, sur la phase curiale de l’alchimie, lorsqu’expériences et discours prennent place dans l’orbite de rois et d’empereurs curieux des secrets de la nature. Si la cour de Rodolphe II est bien connue, l’ouvrage apporte un éclairage inédit sur l’intérêt de Christine de Suède pour les merveilles de la transmutation des métaux et des propriétés physiques des minéraux. Précisément, au XVIIe siècle, ces deux objectifs de l’alchimie se confondent encore, que ce soit de manière officieuse ou non: on rêve encore de transformer le plomb en or et l’on collecte, en parallèle, des informations sur le mercure, l’antimoine ou d’autres substances aux propriétés que l’on peine à expliquer. Et, surtout, l’alchimie, avant de devenir chymie (les deux sont synonymes jusqu’au XVIIIe siècle), pénètre dans les universités. Dissertations sérieuses et traités alambiqués alimentent des débats passionnés entre universitaires: l’alchimie semble perdre, à ce moment-là, son statut de savoir occulte réservé à des initiés anonymes et discrets. A l’époque du néoplatonisme italien, l’alchimie était encore un discours mondain; un siècle ou deux plus tard, ce n’est plus le cas et les facultés impériales donnent le ton pour toute l’Europe. Les manuscrits secrets sont devenus des traités imprimés dans de prestigieux centres universitaires, parfois avec des succès divers, comme dans le cas de Van Helmont: les grandes figures de l’alchimie restent en dehors du monde universitaire même si certains de leurs travaux sont discutés entre confrères, à Marburg et ailleurs. Le rôle éminent des médecins et des apothicaires a été soigneusement étudié par l’auteure: il est en effet fondamental car la tradition galénique et le mélange des matériaux ont toujours été au centre du savoir médical, qui émanait notamment de la science arabe. La médecine dite »spagyrique«, celle des mélanges et des compositions complexes, a contribué à la normalisation du discours alchimique en suscitant des échanges intenses, comme la correspondance de John Wintorp et Samuel Hartlib le démontre. Ce chapitre est d’ailleurs suivi par une étude très innovante à propos d’un traité rédigé par une femme: Marie Meurdrac. Celle-ci a publié, en 1656, La Chymie charitable et facile, en faveur des dames. Très confidentiel, ce texte montre que le savoir alchimique n’était pas réservé aux hommes et que, un siècle avant les Lumières, une femme pouvait faire irruption dans le champ masculin des sciences. Le lien avec Christine de Suède va de soi, même si la réputation sulfureuse de cette princesse a pu contribuer à sa légende noire. Bien entendu, la trajectoire du savoir alchimique n’était pas toute tracée et des controverses violentes ont éclaté: l’épisode de la Rose-Croix, bien étudié, il y a longtemps déjà, par Frances Yates, montre que les cabales et les rumeurs pouvaient entourer des pratiques et des discours tenant quasiment de l’hérésie et de la supercherie. Tout savoir a tendance à tâtonner quand il évolue et passe de la clandestinité à la publicité. Toute la fin du livre évoque la place complexe de la chimie dans les universités de la fin du XVIIIe siècle, celle d’Helmstedt en particulier, au moment où la chimie se sépare de l’alchimie et de la médecine. Mais où placer ce qui reste de l’alchimie d’autrefois? La recherche de la panacée subsistait alors qu’une approche clinique des maladies était en train de révolutionner la pratique médicale… Que faire du volet spirituel, voire astronomique, de l’alchimie? Le temps était aux grands partages catégoriels, comme Foucault l’a montré en premier, et la transdisciplinarité de l’alchimie avait bien du mal à recycler tout ce que ses anciens représentants avaient élaboré.
La somme que propose Ute Frietsch va aider beaucoup d’étudiants et de chercheurs à suivre la transformation d’un savoir qui, décennie après décennie, s’est adapté à des contextes divers, entre cours princières et universités publiques, entre manuscrits secrets et traités faciles à trouver. Mais l’approche globale de l’ouvrage pose forcément question car on se demande toujours, à l’issue de la lecture, si c’est bien du même savoir dont on parle entre 1500 et 1800. La rationalisation de l’alchimie n’a-t-elle pas ouvert deux voies, ici esquivées: la transition chaotique vers la chimie moderne et, en parallèle, le maintien d’un discours alchimique réservé à des sociétés secrètes comme la franc-maçonnerie? Etrangement, l’auteure n’en parle pas. Pourtant, les textes de Fludd ont inspiré les Frères anglais et les connexions entre monde savant et ésotérisme mondain tiennent de l’évidence. Tandis que l’étude des minéraux progressait vers une connaissance rationnelle et mathématique, tout un pan – et quel pan ! – du savoir traditionnel se réfugiait dans des rites et des planches hors de portée du profane. À ce titre, la nette séparation entre les deux est sans doute sujette à caution car on sait bien, pour la France et l’Angleterre du XVIIe et, a fortiori, du XVIIIe siècle, que les médecins de cour ont baigné dans un paradigme où l’alchimie et la médecine chimique se confondaient encore. À n’en pas douter, le travail monumental d’Ute Frietsch va servir de référence pour les années à venir et va générer, on peut l’espérer, des projets, sinon des vocations, chez les chercheurs attentifs aux liens entre alchimie et savoir universitaire à l’époque moderne.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Stanis Perez, Rezension von/compte rendu de: Ute Frietsch, Epistemischer Wandel. Eine Geschichte der Alchemie in der Frühen Neuzeit, Paderborn (Wilhelm Fink Verlag) 2023, 620 S., 73 s/w Abb., 25 farb. Abb., ISBN 978-3-7705-6783-6, EUR 124,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108311