L’ouvrage de Philip Haas et Martin Schürrer constitue une nouvelle pièce au dossier qui, depuis plusieurs années maintenant, commence à démanteler le grand récit de l’État territorial comme forme politique triomphante dans l’Allemagne de l’époque moderne. À partir de ce qu’ils nomment le »cas Einbeck«, les deux auteurs se proposent d’étudier une forme politique particulière, la civitas mixta, ou »ville autonome«, à mi-chemin entre la ville libre d’Empire et la ville territoriale. Le grand intérêt de l’ouvrage est de montrer en détail la fragile persistance d’un statut juridique ambivalent et les marges de manœuvre que celui-ci offre à la ville d’Einbeck, en particulier à travers la mise en œuvre d’une diplomatie habile pour assurer son »autonomie«. Ancrée dans une Allemagne du nord souvent prétendue éloignée de l’Empire (reichsfern) et très liée à la Hanse, le cas »Einbeck« sert ici de fil rouge à une réflexion sur les formes du pouvoir dans le Saint-Empire et sur les relations entre princes et villes. L’un des grands apports de l’ouvrage est à mon sens de montrer comment la politique que l’on pourrait dire des surfaces, celle des territoires princiers, est concurrencée par une politique des réseaux urbains.
L’ouvrage s’ouvre avec une introduction efficace, par laquelle les auteurs entendent se positionner face au »grand récit« (Meistererzählung) de l’histoire urbaine allemande, selon lequel l’autonomie urbaine, fait médiéval par excellence, serait devenue un phénomène résiduel avec l’émergence du »Léviathan de l’État territorial«. Ce récit, selon eux, ne permet pas de rendre raison de la persistance de l’autonomie urbaine à l’âge moderne; les auteurs s’engagent donc dans l’analyse d’un nouveau »type« urbain, qui doit rendre compte de formes intermédiaires: la ville autonome. On regrette un peu, au terme de ce positionnement historiographique minutieux, qu’il se limite au champ de l’histoire urbaine et ne s’étende pas aux autres domaines thématiques abordés par l’ouvrage – géopolitique, histoire du Saint-Empire, mais également conflits de médiatisation. Car, sur ce dernier point également, l’ouvrage vient raviver une historiographie demeurée largement en suspens depuis les grandes controverses des années 1880–1950 autour des origines du pouvoir territorial, et qui mériterait d’être largement rénovée.
L’ouvrage procède ensuite de manière claire et logique: après avoir donné un aperçu général de la ville d’Einbeck et de son prince (Landesherr) de Grubenhagen (2), l’ouvrage propose de mettre en relief, à partir d’Einbeck, les »caractéristiques structurelles de la ville autonome« (3): une économie tournée vers la production et l’exportation de bière; un fonctionnement en réseau avec les autres villes, dans le cadre de la ligue saxonne et de la Hanse; l’introduction de la Réforme luthérienne comme vecteur de la consolidation – symbolique mais aussi économique – de l’autonomie urbaine. L’un des points le plus originaux qui sont soulignés ici concerne le jeu de protection mis en place par Einbeck. La ville en effet fait appel à un prince proche, qualifié dans les sources de »prince protecteur« (Schutzherr) et par les auteurs de »pseudo-prince territorial« (pseudo-Landesherr), un rôle ici endossé quelques temps par les ducs de Wolfenbüttel, jusqu’à la mort de Heinrich Ier en 1568, pour contrer les appétits de puissance de son prince territorial (Landesherr), le prince de Grubenhagen. Cet exemple montre à merveille combien le grand récit de la »territorialisation« de l’Empire occulte la réalité mouvante, complexe et instable des rapports de force. L’ouvrage examine ensuite (4) les différentes étapes du conflit entre Einbeck et son prince de 1568 à 1595, ainsi que ses différentes échelles. La section suivante se penche plus spécifiquement sur le recours à l’Empereur comme protecteur des intérêts de la ville (5). Le dernier chapitre (6) examine la fin de l’autonomie urbaine à la faveur des changements dynastiques puis de la guerre de Trente Ans: ainsi, ce n’est pas l’hypothétique victoire de l’État territorial comme forme politique triomphante qui a mis fin à l’autonomie urbaine d’Einbeck, mais un rééquilibrage de la balance des pouvoirs dans l’Empire à la faveur de la guerre.
L’ouvrage, clairement écrit, soulève des questions épistémologiques et méthodologiques importantes. Tout d’abord, il ne relève ni de la monographie, ni de la microhistoire, deux formes dont le lectorat francophone est davantage coutumier. Il se veut au contraire une étude de cas à partir de laquelle penser un nouveau type de ville (Autonomiestadt). Cette démarche est révélatrice de la manière dont l’histoire de langue allemande opère la montée en généralité : ni par l’accumulation empirique de données monographiques, ni non plus par l’étude minutieuse des singularités par rapport à une norme, mais par l’abstraction typologique, un trait hérité sans doute d’une importante imprégnation wébérienne.
On regrette cependant un peu que cette propension typologique s’étende régulièrement aux acteurs eux-mêmes, moins faits de chair et d’os que d’institutions. Les auteurs eux-mêmes identifient parfois le problème de l’abstraction de leurs acteurs, comme lorsqu’ils s’interrogent sur les motivations de l’Empereur (»Was wollte der Kaiser?«, 255–259). La question devient rapidement: de qui parle-t-on en réalité? Des agents qui peuplent le Conseil impérial aulique, la chancellerie ou le conseil privé, et agissent en son nom, ou de l’Empereur en personne? L’ouvrage, qui reste dans une perspective d’histoire politique stricto sensu, ne recourt pour ainsi dire jamais aux problématiques de l’anthropologie historique et de l’histoire sociale, qui pourtant viendraient éclairer magnifiquement certains de ses aspects – par exemple, mais pas seulement, les questions fiscales, qui sont au cœur du début du conflit entre Einbeck et Grubenhagen (147–171). Car derrière ces conflits très juridiques semblent se négocier en permanence des rapports de pouvoir, des statuts indissociablement politiques et sociaux, dans le cadre faiblement monopolisé du Saint-Empire des années 1550–1620. C’est pourquoi cette étude minutieuse, et gorgée de sources, intéressera quiconque souhaite comprendre la réalité des rapports de force entre les diverses entités qui forment l’Empire, pour continuer d’interroger la fabrication concrète et l’exercice du pouvoir politique en Allemagne à l’époque moderne.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rachel Renault, Rezension von/compte rendu de: Philip Haas, Martin Schürrer, Erstrittene Freiheit zwischen Kaiser und Fürstenherrschaft. Die Frühneuzeitliche Autonomiestadt und der Fall Einbeck, Göttingen (Wallstein) 2023, 363 S., 17 z.T. farb. Abb. (Veröffentlichungen der Historischen Kommission für Niedersachsen und Bremen, 318), ISBN 978-3-8353-5454-8, EUR 36,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108314