Le premier livre de Jérôme Laubner, issu de sa recherche doctorale, explore avec minutie et clarté le premier siècle de l’histoire médico-littéraire de la syphilis, la plus redoutable des maladies vénériennes, ou maladies de Vénus.

L’auteur parvient à construire un édifice historiographique et critique impressionnant dans la lignée des travaux interdisciplinaires de l’école de Genève, tissé d’analyses nuancées et précises du discours médico-littéraire de la première modernité. Il montre combien la constitution d'une »topique« autour de la syphilis et de son arrivée en France à la fin du XVe siècle détermine de nombreux embranchements et croisements épistémologiques. Le livre est structuré en deux parties, de trois chapitres chacune. La première aborde la définition de la syphilis, les stratégies thérapeutiques ou de prévention, ainsi que les représentations des malades. La seconde partie est consacrée à »trois appropriations« discursives: le discours paradoxalement joyeux entourant la vérole, puis le discours polémique en marge des conflits religieux et enfin les appropriations libertines du début du XVIIe siècle.

La première partie s’ouvre sur des défis définitionnels: quel était le lexique français de la syphilis dès les premières mentions de cette affection? Comment médecins et chirurgiens, mais aussi la société française en général, s’attachaient à articuler un savoir autour de ce mal nouveau et nouvellement nommé (le mal français, le mal de Naples, la (grosse) vérole, etc.)? Quelles thérapeutiques ou stratégies préventives trouver (localement, ou ailleurs, en Amérique ou en Orient, chez les Anciens ou chez les Modernes)? L’ouvrage montre bien combien la vérole allait au-delà de la logique humorale qui prédominait à travers les discours médicaux d’autorité. L’apparition de la syphilis bouscule les savoirs: elle force les médecins et les chirurgiens à lui trouver une place dans la nomenclature galénique hippocratique et exige d’eux un effort épistémologique. La vérole fait monter sur les tréteaux de Vénus tout un cortège de personnages: des médecins galéniques, des chirurgiens en quête d’un nouveau lectorat et d’une patientèle, des adeptes de la nouvelle médecine paracelsiste, mais aussi des empiriques, des astrologues et des charlatans. Laubner débusque ainsi les trajectoires diagnostiques de la vérole et explique les mécanismes précis du raisonnement thérapeutique des praticiens. Nous assistons à la constitution d’un »ethos méthodique face au chaos symptomatologique de la vérole« (128), avec l’émergence de multiples pratiques thérapeutiques antivénériennes. Arrive ensuite la question de la prévention. Les soignants humanistes pouvaient-ils, ou se devaient-ils de suggérer des méthodes prophylactiques pour une maladie provoquée par un coït pathogène et donc répréhensible moralement? L’auteur expose ici les disputes liées au bien-fondé de la prévention et à la déontologie professionnelle à la Renaissance (»l’inféodation de la médecine à la morale«, 148). Henri Estienne se souvient, scandalisé, d’un cours professé à Padoue par le médecin Gabriele Falloppio qui avait osé donner des conseils à ses étudiants à propos de la meilleure manière de se protéger de la corruption vénérienne qu’ils auraient pu attraper d’»une très belle sirène« (»pulcherrimam sirenam«, cité p. 148 et n. 254). Un magnifique chapitre (»Visages et figures de vérolés«, 157‑245) est consacré aux malades et aux descriptions que la France en faisait. Laubner observe de près cette période névralgique où se construit, pour la première fois, l’expérience du malade vénérien, à »l’interface entre l’intime et le social« (211). Il s’attarde sur des cas de malades, concrets ou imaginés, à travers lesquels nous percevons les afflictions et l’exclusion de la perspective des souffrants et, plus rarement, des souffrantes.

La seconde partie du livre se focalise sur trois études de cas, chacun à un moment différent de la période choisie, chacun différent dans le ton et les enjeux. Une fois la maladie installée en France, comme en Europe, le temps est venu de s’en moquer: l’ouvrage révèle, entre autres, des grivoiseries et des impertinences rabelaisiennes, montrant combien la médecine (surtout lorsqu’elle s’écrit en langue vernaculaire) et la »chose littéraire« sont des vases communicants. Ces textes bouffons et pantagruéliques permettent une transition naturelle vers un autre ensemble, où la satire se fait mordante. Pour les catholiques comme pour les protestants, le mal vénérien offre l’occasion parfaite de se moquer et d’incriminer la religion de l’autre. La syphilis est une arme que les catholiques utilisent pour discréditer les protestants et vice-versa. Laubner nous emmène ainsi à travers la France et l’Europe déchirées par les guerres de religion. Le livre s’attarde sur les positions radicales des pasteurs genevois (371), ou sur les remontrances du vaudois Pierre Viret (380), pour analyser ensuite les avis politiques de Ronsard (402). Enfin, la satire laisse la place aux discours libertins du début du XVIIe siècle. C’est sur cette »vérole hétérodoxe« (425) que s’achève l’ouvrage. Caractérisée par une écriture sauvagement licencieuse, »sous l’égide de Priape et d’Esculape« (443), c’est la vérole des »impénitents« de toutes sortes et de toutes origines, des farceurs et des libertins, des Bruscamille et des Théophile de Viau, Doppelgänger par-dessus le temps de bien d’autres artistes à venir, de Sade à Maupassant.

L’érudition du livre est à la hauteur de la célèbre collection Travaux d’Humanisme et Renaissance qui l’accueille. Laubner sait regarder partout à la recherche de cas concrets, de poèmes oubliés, de descriptions de malades ou de situations surprenantes, en somme de preuves concrètes de l’accaparation vénérienne des discours et des savoirs. Nous ouvrons avec lui les minutiers des notaires et consultons les Registres des délibérations du Bureau de la ville de Paris, ou les Registres de la Compagnie des Pasteurs de Genève. Les sources textuelles constituent l’essentiel du propos, mais l’auteur fait également des découvertes iconographiques, comme un recueil d’estampes qu’il remonte de l'Enfer la Bibliothèque nationale de France. Cet Amour au XVIIe siècle (titre postérieur), composé d’estampes du temps de Marie de Médicis, avait échappé, jusqu’ici, aux regards et aux analyses approfondies des historiens et historiennes de l’art ou de la médecine (74, 82, 489).

A travers Vénus malade nous croisons d’illustres personnages de la première modernité, des philosophes, des poètes, des médecins et des chirurgiens, des éditeurs et des imprimeurs, des pasteurs et bien d’autres directeurs de conscience et polymathes humanistes, d’Agrippa à Zwingli. C’est un voyage à travers le temps, depuis 1495 avec les »premières attestations de la vérole« (36) jusqu’en 1633, année de parution de la dernière édition de l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel. Un voyage à travers l’espace, aussi: bien que la France soit au centre des investigations, l’auteur nous emmène de Naples à Paris et des Indes occidentales aux terres d’Orient. Tandis que dans les sous-sols des pages nous rencontrons, à travers les notes, les meilleurs critiques, historiens et historiennes du livre et de la médecine. Laubner cite les références les plus récentes, mais il prend également le temps de considérer les classiques: comme les travaux historiques d’Owsei Temkin, ou la thèse qu’Yvonne David-Peyre avait consacrée en 1967 à la peste et à la syphilis. À tel point qu’un index des noms propres récents, afin que les étudiantes et étudiants puissent identifier plus aisément ces grands classiques, serait peut-être bienvenu pour une future réédition.

Le livre est parfaitement accessible au-delà des spécialistes de la Renaissance (littéraire ou médicale). L’auteur sait comment accrocher son lecteur dès les titres (»Des baptêmes et des passions«, 44) et les intertitres (»Suer en Syrie«, 78 ou »Baver en Bavière«, 81), et parvient à garder l’équilibre entre le sérieux de l’enquête et le plaisir de l’écriture. Vénus malade de Jérôme Laubner nous prouve qu’il est encore possible d’avoir des ouvrages »académiques« qui échappent au jargon et que l’on lit par plaisir et non par contrainte.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Radu Suciu, Rezension von/compte rendu de: Jérôme Laubner, Vénus malade. Représentations de la vérole et des vérolés dans les discours littéraires et médicaux en France (1495–1633), Genève (Librairie Droz) 2023, 560 p., 7 ill. en n/b (Travaux d’Humanisme et Renaissance, DCXLVIII), ISBN 978-2-600-06451-4, EUR 41,15., in: Francia-Recensio 2024/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108318