La parution de ce livre est à marquer d’une pierre blanche par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’alphabétisation et de la »littéralité«, c’est-à-dire aux rapports variés des populations à l’écrit typographique ou manuscrit en fonction de facteurs culturels, religieux, sociaux, professionnels, genrés. Les éditeurs de ce colloque, organisé à l’université de Siegen, partent du constat de l’arrêt des recherches sur ce domaine depuis 20 ans et de l’image relativement floue qu’elles ont selon eux donnée. Ils entendent reprendre ce dossier sur la base de nouvelles sources et notamment des »descriptions d’âmes«. Ce terme générique recouvre ici ce que suivant les lieux et les confessions on appelle »Seelenregister«, »Status animarum«, »Bevölkerungsverzeichnisse«, »état des âmes«, »registre d’examen ecclésiastique«.

L’avantage de ces sources par rapport aux actes et registres signés – notamment de mariages – et aux inventaires de livres possédés qui ont principalement servi à estimer l’alphabétisation, c’est qu’ils désignent de façon plus précise les capacités individuelles des paroissiens en matière de lecture (d’imprimé ou de manuscrits), d’écriture et de compréhension des écrits, généralement en rapport avec une socialisation religieuse. On peut y associer tous les instruments de contrôle des connaissances et pratiques religieuses: examens de catéchisme, registres de pratique des sacrements, de fréquentation scolaire, interrogations par les ecclésiastiques sur la possession de livres et la maîtrise des savoirs et techniques élémentaires. Ce type de sources, peu étudié, ouvre de nouvelles perspectives pour l’histoire de l’alphabétisation et peut également fournir de nouvelles impulsions à la recherche sur la confessionnalisation, en raison du rapport d’influence réciproque de ces deux phénomènes. Aussi ce volume inaugure-t-il sous ce double patronage une nouvelle collection intitulée »Confession et littéralité à l’époque prémoderne«. Y ont collaboré des experts de différentes zones géographiques et confessionnelles d’Europe centrale et septentrionale, principalement d’Allemagne et de Suisse, mais aussi d’Autriche, de Suède et de Norvège. Une présentation sommaire des auteurs eût sans doute été utile au lecteur non initié. On relève une majorité de théologiens et de spécialistes d’histoire des confessions, et une minorité ayant travaillé plus intensément en histoire de l’éducation. Si l’avant-propos fait office de courte introduction, le livre s’achève abruptement sans conclusion d’ensemble, mais on doit garder en tête l’incitation formulée en ouverture de poursuivre l’enquête en collaboration avec les coauteurs. Soulignons dans cette perspective le point très positif que constitue la publication de l’ouvrage en open access parallèlement à cette édition papier soignée chez De Gruyter. Ceci facilitera une large diffusion, du moins dans le monde germanophone (seules les deux contributions scandinaves sont en anglais), de cet état des lieux et des méthodes incitant à rechercher des sources analogues.

L’ouvrage se présente en trois parties, la première faisant l’état de la recherche, la deuxième proposant des exemples d’exploitation des registres d’âmes en Suisse, en Allemagne et en Scandinavie, la troisième des réflexions élargies aux conditions de la littéralité dans les grandes zones confessionnelles ou en fonction de différents facteurs tels que le genre ou l’espace.

Les deux coéditeurs principaux à l’origine du colloque, Heinrich Richard Schmidt et Veronika Albrecht-Birkner commencent par dresser un état approfondi de la recherche, l’un sur l’alphabétisation en Europe, l’autre sur le type de source mis au centre de ce recueil. Il faut saluer pour le premier chapitre l’effort de large ouverture géographique qui envisage, pour les études fondées sur les signatures, le Royaume-Uni et ses colonies américaines, la France, les Pays-Bas, le Danemark, l’Espagne, l’Italie et bien sûr l’Empire et la Suisse; puis, pour celles exploitant les registres d’âmes ou d’examen, la Suède et la Finlande, la région d’Oldenburg sous domination danoise, la Saxe-Gotha et le Wurtemberg et différentes régions de Suisse. Le tout est résumé en conclusion et soupesé dans ses facteurs religieux, économiques, culturels, politiques et scolaires. Heinrich Richard Schmidt constate que les compléments apportés par les registres d’âmes ont donné une nouvelle dynamique à l’image dressée par les enquêtes fondées sur les seules signatures. Cette synthèse ambitieuse est difficile à faire sur des données aussi éclatées et sur un spectre aussi large. Le risque, lié aussi parfois à la barrière linguistique, est de disposer d’une information insuffisante ou dépassée: pour la France, on s’en tient surtout aux anciens travaux de Louis Maggiolo repris par Michel Fleury et Pierre Valmary dans la revue Population (1957, p. 71–92) et aux résumés faits par Étienne François en allemand, mais on méconnait visiblement les résultats de l’enquête très large du CNRS dirigée par François Furet et Mona Ozouf (Lire et écrire), simplement citée en note. La sous-représentation de certains acquis est moins compréhensible s’agissant de l’Allemagne, si ce n’est pour des raisons de génération ou de cloisonnement régional: l’apport essentiel de Ernst Hinrichs, trop tôt disparu (2009), est limité à ses études de détail sous sa seule signature alors qu’il a initié en Allemagne la recherche sur ces thèmes via ses élèves et des projets collectifs, organisant des colloques sur l’enseignement primaire et l’alphabétisation dans les années 1990. C’est lui qui a eu le premier l’idée de l’utilisation des registres d’âmes, qu’il connaissait comme professeur à Oldenburg, sur lesquels il a fait travailler son élève Wilhelm Norden; de même qu’il a, en très bon connaisseur de l’historiographie française, transposé à l’Allemagne la méthodologie suivie sur les registres d’État civil pour la courte période du royaume de Westphalie, afin d’obtenir au moins un état des lieux sur un espace large à la fin de la période moderne. Au colloque de Wolffenbüttel publié en 1999 devait suivre l’élaboration d’un atlas sur le modèle de celui de la Révolution française qui malheureusement, pour diverses raisons, ne fut pas poursuivi. Tout ceci est ignoré ou à peine survolé (p. 9) et on néglige de citer les participants au projet (entre autres Andrea Hofmeister, Norbert Winnige, Reiner Prass dont manquent beaucoup d’autres publications dans la bibliographie), le titre de l’ouvrage étant même curieusement amputé du terme Alphabetisierung dans la bibliographie de fin de chapitre; alors que les développements sur la Suisse atteignent parfois un niveau de détail qui détonne dans ce survol en altitude. De même, les travaux du groupe de recherche Vormoderne Erziehungsgeschichte sont ignorés, notamment le colloque publié en 2005 par Alwin Hanschmidt et Hans-Ulrich Musolff sur l’éducation élémentaire et professionnelle (1450–1750). A l’inverse, l’introduction insistant sur la péremption du livre de Rudolf Schenda, un »Peuple sans livre«, n’avait guère d’intérêt, si ce n’est pour un effet de contraste rhétorique, tant elle est attestée depuis trois décennies.

Veronika Albrecht-Birkner, qui a travaillé longuement sur la situation de la Saxe-Gotha à l’époque des réformes d’Ernest le Pieux, entreprend quant à elle de faire une généalogie et un recensement géographique des livres d’âmes depuis le Moyen Âge jusqu’à la période de confessionnalisation postérieure aux Réformes, y compris en France, et bien sûr dans les différentes régions et confessions de l’Empire, mais aussi de la Suède. Richement illustrée de reproductions d’actes, cette contribution permet de saisir à la fois la relative permanence et diffusion du concept, y compris dans la Réforme catholique selon l’exemple de Charles Borromée, mais son application malgré tout contrastée suivant les confessions. Seuls les registres d’âmes protestants ont, selon les recherches faites jusqu’à présent, apporté autant d’attention aux compétences littérales. Les registres catholiques n’ont guère dépassé l’enregistrement de la pratique religieuse. Les descriptions d’âmes protestantes sont quant à elles focalisées sur le catéchisme, la prière et la lecture personnelle et témoignent aussi de la demande d’éducation de la population dans le contexte des suites de la guerre de Trente Ans. Ces sources établissent donc que l’alphabétisation (comprise comme la capacité de lire au moins des textes imprimés) était déjà »une réalité largement répandue« dans ces régions au XVIIe siècle.

La deuxième partie constitue le cœur du projet puisqu’elle expose un certain nombre d’exemples d’exploitation de la source phare de ce colloque. Nous ne pouvons que les présenter brièvement.

En Suisse, Michael Egger analyse dans une contribution richement illustrée et étayée de statistiques les enseignements et la pratique des registres d’âmes du pays zurichois comme témoins de la littéralité dans un contexte confessionnel concurrentiel, le motif de cette introspection et des progrès de la littéralité restant essentiellement religieux; tandis que Janine Scheurer Gachnang met en relation alphabétisation et système scolaire dans une commune rurale de Thurgovie aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Pour l’Allemagne, Hermann Ehmer exploite les registres d’âmes de quelques paroisses du Wurtemberg comme source de l’histoire de l’éducation dans le contexte de l’émergence du piétisme, tandis que Veronika Albrecht-Birkner, en collaboration avec Michael Egger et plusieurs élèves, amorce une étude comparative des situations de la Thuringe et de la région d’Oldenbourg sur la base de cette source. Cette comparaison étayée de statistiques et de graphiques montre de grandes analogies entre ces régions pourtant éloignées et à l’économie différenciée. Les facteurs de la différenciation de la littéralité dans la société sont dans les deux cas la proximité de l’Église et de la pratique religieuse combinée avec le statut social et l’activité professionnelle. Pour la partie catholique, Harm Klueting a recherché les registres d’âmes du Haut Evêché de Münster au XVIIIe siècle, un État ecclésiastique qui réunit dans les mêmes mains autorité politique et ecclésiale. Les résultats sont décevants sur le plan de la connaissance de l’alphabétisation qui n’est indiquée que pour un village, Emstek, en 1689: sur les 561 habitants de plus de 6 ans, 39 % maîtrisent la lecture et 18 % l’écriture, les taux tombant respectivement à 13 et 3 % pour la population féminine.

On appréciera l’apport, en anglais, sur la situation scandinave, parce qu’elle fut le premier terrain des recherches menées sur la base de cette source et qu’elle nous est moins accessible pour des raisons linguistiques. Daniel Lindmark fait précisément un point historiographique sur les registres d’examen ecclésiastiques et le développement de l’alphabétisation en Suède, en résumant les travaux essentiels du pionnier Egil Johannson dans les décennies 1970 à 1990, et en les complétant de la dernière bibliographie sur le sujet. Il insiste sur l’antériorité à la Réforme protestante des procédures et des pratiques, qui furent ensuite exploitées à son avantage par la nouvelle confession. Sur la Norvège, Oddvar Johan Jensen fait au contraire, après une présentation du contexte général, une étude de microhistoire limitée à une paroisse, qui nous laisse un peu sur notre faim.

La troisième partie concerne les conditions qui forment le cadre de la littéralité: Sabine Holtz, spécialiste du système scolaire du Wurtemberg, s’intéresse aux pratiques de lecture dans les populations rurales de ce duché luthérien en commençant par le facteur de la fréquentation scolaire, puis étudie la possession de livres parmi ces populations, démontrant la croissance liée entre scolarité, lecture domestique et alphabétisation, aboutissant à une situation très améliorée à la fin du XVIIIe siècle. Jan-Andrea Bernhard met la focale sur l’alphabétisation des femmes par le livre religieux dans les Grisons. Leurs inscriptions manuscrites témoignent aussi de la capacité des femmes à écrire, même dans des milieux plus modestes, alors qu’on présente souvent la littéralité féminine comme un rapport de consommation et non de production d’écrits. Stefan Ehrenpreis reprend la question souvent discutée du retard catholique en matière scolaire sur la base des exemples du duché de Bavière et de l’évêché de Bamberg. Il insiste sur le caractère construit, par l’historiographie protestante dominante, de ce cliché, remis partiellement en cause par les travaux de Johannes Kistenich et Andreas Rutz sur la Rhénanie, et sur la situation documentaire moins uniforme et favorable que dans les territoires protestants. Il en ressort une image en demi-teinte qui ne peut malheureusement s’appuyer sur les mêmes instruments.

Heinrich Richard-Schmidt adopte pour terminer une approche très différente, qui rappelle les recherches françaises, en étudiant le rôle de la topographie, géographique et sociale, dans la diffusion de l’alphabétisation sur la base d’exemples fournis par les enquêtes suisses de la fin du XVIIIe siècle. À partir de cartes d’implantation d’écoles et de statistiques de fréquentation scolaire et de taux de lecteurs, il démontre l’importance de la distance à l’école (et du type de chemin à parcourir) comme facteur de frein ou de progrès de l’alphabétisation. Les variations sociales et d’âge interviennent aussi. Il analyse ces résultats avec l’aide des instruments conceptuels de Pierre Bourdieu, en identifiant comme facteurs déterminants les différents types de capital définis par le sociologue. C’est de ce point de vue la contribution la plus innovante du recueil.

Quelques remarques critiques maintenant, ne retirant rien à l’appréciation positive sur cet ouvrage et cette initiative. Il est sans doute un peu illusoire de penser, comme le formule l’avant-propos, qu’il y aurait, notamment dans le domaine catholique francophone, un gisement encore inexploité de sources sur la littéralité. Ces questions ont préoccupé les Français beaucoup plus précocement que les Allemands, comme élément de la querelle idéologique opposant la gauche anticléricale et la droite défendant le rôle bénéfique de l’Église sous l’Ancien Régime, ce qui explique ces grandes enquêtes rétrospectives sur l’alphabétisation menées dès le XIXe siècle. Les rares publications françaises sur les états des âmes montrent bien leur caractère soit très décevant, soit intéressé surtout à la dénonciation de mauvaises mœurs ou croyances, et donc codés pour rester secrets. Même dans le domaine protestant allemand, on peut faire des constats décevants: mes recherches de terrain sur le duché de Brunswick sous le règne d’Auguste le Jeune, qui édicta l’obligation scolaire dès 1647 dans un mouvement très comparable à son contemporain le duc de Saxe-Gotha Ernest le Pieux, n’ont hélas décelé aucune source du même genre et l’on doit se contenter des annotations très générales des visites ecclésiastiques de la fin de la guerre de Trente ans. Par ailleurs, la trop grande focalisation sur le lien entre confessionnalisation et littéralité risque de minorer les autres facteurs, plus prosaïques et économiques, qui ont fait entrer les populations plus modestes dans le monde de l’écrit, et le rôle de la demande des familles. On conseillera à ce sujet les réflexions de Pierre Caspard inspirées par ses travaux sur la Suisse romande et son analyse des autobiographies françaises. Enfin, ces études tendent à se concentrer sur la société rurale où tout le monde vit sous le contrôle étroit du curé ou du pasteur. Mais les villes, même modestes, avec leurs nécessités économiques et leur brassage social, ont été des moteurs, trop souvent méconnus dans l’historiographie, de l’alphabétisation dans des structures plus informelles que l’école publique, comme le montre l’étude originale de Thomas Töpfer sur les villes saxonnes. Là, malheureusement pour l’historien, une population plus mobile et moins étroitement contrôlée échappe plus facilement au regard ecclésiastique.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Luc Le Cam, Rezension von/compte rendu de: Heinrich Richard Schmidt, Veronika Albrecht-Birkner, Michael Egger, Stefan Ehrenpreis, Janine Scheurer (Hg.), »Seelenbeschreibungen«. Eine frühneuzeitliche Quellengattung und ihr konfessions- und bildungsgeschichtlicher Kontext, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2022, 341 S., 114 Abb. (Konfession und Literalität in der Vormoderne/Confession and Literacy in the Pre Modern Era, 1), ISBN 978-3-11-077224-1, EUR 61,95., in: Francia-Recensio 2024/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108322