Professeur d’histoire à la Faculté de théologie de l’Université de Heidelberg de 2007 à 2024, Christoph Strohm a consacré des recherches remarquées à deux principaux domaines d’investigation: les relations entre le droit et la théologie à l’époque de la Réforme et le Kirchenkampf – son petit ouvrage de synthèse sur ce dernier sujet a d’ailleurs été traduit en français en 2022 par l’auteur de cette recension. L’ouvrage qui vient de paraître rassemble plusieurs de ses contributions au sujet de la Réforme et vient en quelque sorte couronner l’ensemble de son œuvre, au moment de sa retraite. Il permet de vérifier l’acuité du regard de l’historien des idées qu’est Christoph Strohm mais aussi son souci, constant, de ne pas proposer une histoire de la théologie déconnectée du réel social, culturel et surtout politique dans lequel s’enracinent les grandes réflexions des théologiens de la Réforme protestante. La spécificité du recueil est également due à sa concentration sur la tradition réformée allemande, souvent négligée lorsqu’il est question de faire l’histoire du protestantisme en Allemagne. Même lorsqu’il s’arrête à certains auteurs revendiqués par la tradition luthérienne, Strohm a soin de montrer les continuités entre leur pensée et celle d’auteurs inscrits dans l’univers réformé. Au travers des 29 contributions ici rassemblées, se dégage notamment le rôle déterminant joué par certaines figures d’intermédiaires (Vermittler) entre plusieurs traditions confessionnelles. Il en est ainsi de Mélanchthon, dont Strohm note que, sans lui, le message réformateur ne se serait pas incarné avec autant de prégnance dans l’Église, l’éducation ou la société (37). Par son recours au concept de »droit naturel«, le Praeceptor Germaniae est en effet parvenu à intégrer l’insistance humaniste sur la formation morale de l’individu et le développement des sciences dans l’esquisse d’une théologie réformatrice. Il en va de même du réformateur strasbourgeois Martin Bucer, sans doute celui des réformateurs, avec Mélanchthon, à s’être montré »le plus en mesure d’empêcher la rupture avec la Réforme zwinglo-calvinienne dans le cadre de la controverse sur la cène« (67). Bucer, tout comme Mélanchthon et Luther, exerça en effet une influence notable sur Calvin et, à travers lui, sur la Réforme de langue française, notamment pour ce qui regarde la conception de la cène (111–112). Dans ce domaine, comme dans d’autres, le réformateur de Strasbourg témoigna d’une tendance profondément spiritualiste qui le distinguait de Luther et que reprit pour partie Calvin. Cette différence ne doit cependant pas nous conduire à nier toute influence de Luther sur le réformateur de Genève – tout au contraire: à travers plusieurs contributions sur le jeune Calvin, sa conception du droit ou la pensée juridique de certains juristes calvinistes des générations ultérieures, Ch. Strohm montre que Luther fut, pour Calvin et ses successeurs, une référence implicite constante. Enfin, et contrairement à une historiographie marquée par le paradigme barthien, l’Auteur souligne combien la pensée politique calvinienne resta jusqu’au bout redevable de la doctrine luthérienne des deux règnes. Or, cette distinction ne fut réellement remise en cause que l’espace de quelques décennies (avec la fameuse »parenthèse monarchomaque«, lors des guerres de religion, en France) et marqua également toute une tradition juridique calviniste de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, notamment en Allemagne. Comme le montre Strohm, la doctrine des deux règnes aboutit ainsi, au sein du monde réformé, à mettre en valeur la légitimité d’un questionnement juridique fondé sur la rationalité humaine (72) et permit le développement du droit public et du droit civil au sein des académies protestantes de l’espace germanique (600). Les quelques éléments que nous venons de mentionner ne sauraient naturellement résumer l’intégralité des contributions réunies dans ce fort beau volume. On pourrait également s’arrêter aux pages que Ch. Strohm consacre à des figures comme Heinrich Bullinger, Johannes a Lasco, Pierre de La Ramée ou David Pareus. Qu’il suffise de dire ici que son livre dessine en définitive les contours d’une Europe protestante différente de la catholique – une Europe du débat intellectuel, marquée par une importante diversité des points de vue; une Europe des échanges, aussi, entre théologiens, acteurs ecclésiastiques et penseurs du politique; une Europe des juristes, enfin, qui fut pour beaucoup dans l’évolution de la conception du jus circa sacra mais aussi du droit de la personne. En lisant Ch. Strohm, on mesure à quel point cette Europe réformatrice n’est plus celle que décrivaient encore les historiens protestants voilà une centaine d’année, c’est-à-dire celle d’une Réforme à l’origine de la modernité – une lecture que contesta notamment le théologien Ernst Troeltsch (1865–1923) auquel Strohm consacre d’ailleurs sa dernière contribution. Si l’image mythique s’est effacée, c’est pour laisser la place à une lecture historique plus nuancée et plus fouillée mais qui n’écarte pourtant pas toute forme de questionnement sur les relations entre Réforme et modernité. Non pas qu’il s’agisse, comme il y a un siècle, de mettre en évidence la contribution protestante à cette modernité dont il reste difficile de définir les contours, mais bien de s’interroger sur les rapports, forcément complexes, qu’une religion ou une confession a pu entretenir avec une évolution historique qui conduisit à l’émergence de nouveaux de types de relations entre le religieux et la sphère publique. Pour qui s’intéresse au débat français autour de la laïcité, il y a assurément là matière à réflexion.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-Olivier Léchot, Rezension von/compte rendu de: Christoph Strohm, Luther, Melanchton, Bucer und die reformierte Reformation. Ausgewählte Studien, Tübingen (Mohr Siebeck) 2023, 626 S. (Spätmittelalter, Humanismus, Reformation / Studies in the Late Middle Ages, Humanism, and the Reformation, 137), ISBN 978-3-16-162510-7, EUR 149,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108324