Ce volumineux ouvrage issu du mémoire d’habilitation de Thomas Weller livre une étude solide, documentée et minutieuse sur les relations hispano-hanséatiques à l’époque moderne. S’appuyant sur le dépouillement de pas moins de 12 fonds d’archives en Espagne, en Belgique et dans les anciennes villes de la Hanse, il en livre une véritable histoire croisée fondée sur la confrontation résolue et systématique des sources produites de part et d’autre.

L’auteur part d’un paradoxe: la différence, la méfiance, voire l’hostilité réciproque des Allemands et des Espagnols aux XVIe et XVIIe siècles ne les ont pas empêchés de maintenir des relations commerciales durables et soutenues. Un temps évincé du commerce ibérique par leurs concurrents hollandais, les Hanséates y reviennent en force à partir des années 1570 à la faveur de la guerre entre l’Espagne et les Provinces Unies (1568–1648). Si les marchands des Pays-Bas reprennent leur position dominante dès les années 1610, les Hanséates se maintiennent bon an mal an tout au long du XVIIe siècle et parviennent même à pérenniser leurs relations diplomatiques avec la monarchie ibérique grâce à l’établissement d’une représentation permanente à Madrid à partir de 1648. Les contacts se poursuivent y compris après la mort en 1700 de Charles II, dernier Habsbourg d’Espagne, qui marque la fin de cette étude.

Le commerce hispano-hanséatique n’est pourtant pas en tant que tel l’objet de cet ouvrage, qui se veut avant tout une étude d’histoire de la diplomatie. Pour cette même raison l’auteur renonce délibérément à l’exhaustivité – inenvisageable du fait de l’étendue de la période et de la richesse de la documentation –, pour privilégier l’étude fine de certains épisodes représentatifs, tels que l’échec d’une ambassade hanséatique en Espagne en 1607 ou la conclusion d’un traité en bonne et due forme en Westphalie en 1648. Deux perspectives problématiques structurent le propos. La première porte sur les intermédiaires, parfois non officiels, de la diplomatie moderne: elle s’inscrit pleinement dans l’actualité de la recherche, qui accorde depuis quelques années une attention accrue à la variété des acteurs formels et informels des relations »internationales« – terme auquel l’auteur préfère celui de relations extérieures (Außenbeziehungen). La seconde fait de la »disparité« (Ungleichheit) un élément structurant des relations entre la Hanse et l’Espagne à l’époque moderne. Des parallèles se dessinent ici avec les travaux d’Indravati Félicité sur les relations franco-hanséatiques aux XVIIe et XVIIIe siècles, auquel le titre du livre de Thomas Weller fait volontairement ou non écho.1

Entre l’Espagne et la Hanse, l’asymétrie – le terme Ungleichheit dénote ici tout autant une différence qu’une inégalité – est de quatre ordres. Après un chapitre introductif (I) et une mise au point chronologique substantielle, au cours de laquelle sont présentés et recontextualisés les principaux épisodes étudiés (II), ces moments forts sont successivement analysés sous l’angle des différences linguistiques (III), nationales (IV), religieuses (V) et politiques (VI).

Bien au fait des récents débats sur le concept d’intersectionnalité, qu’il commente en détail dans son introduction, l’auteur se montre tout à fait conscient du caractère parfois artificiel de ces catégories analytiques. Ainsi, la question linguistique ne cristallise pas seulement l’enjeu de la compréhension entre les émissaires, qui ne maîtrisent pas toujours la langue de leur interlocuteur et doivent parfois s’entendre sur un terrain linguistique tiers, qu’il s’agisse du latin ou plus rarement du français ou de l’italien; elle soulève aussi des questions de pouvoir et de rang dans le cadre de la »compétition« que se livrent alors les nations européennes. Les stéréotypes linguistiques et nationaux s’articulent aux identités religieuses, le catholicisme dont la monarchie espagnole se fait la championne s’opposant au protestantisme majoritaire – mais pas exclusif: qu’on pense à Cologne – au sein des villes de la Hanse. La révolte des Pays-Bas met en tension la proximité linguistique et la distinction politique entre la Hanse et les Provinces-Unies. Enfin, la naturalisation espagnole de certains marchands allemands pose la question de leur appartenance en termes à la fois nationaux, religieux et politiques.

L’étude séparée de ces quatre critères se révèle néanmoins un moyen efficace de mettre en lumière les jeux de pouvoir et de distinction sociale et politique qui sous-tendent les interactions entre émissaires allemands et espagnols, tout en évaluant leur importance relative. Elle permet notamment à l’auteur de revaloriser la vigueur du facteur »national« aux époques médiévale et moderne. Longtemps sous-évalué, celui‑ci se traduit parfois par des manifestations de solidarité inattendues de la part des serviteurs allemands de la monarchie espagnole à l’égard des villes de la Hanse – quand leur fidélité à l’empereur ne motive pas au contraire, comme dans le cas de l’ambassadeur Hans Khevemüller, un surcroît d’intransigeance à l’encontre de celles‑ci. En comparaison, l’antagonisme religieux, quoique bien réel, se révèle moins insurmontable qu’on l’a longtemps supposé, les protestants visitant le royaume d’Espagne pour le commerce ayant obtenu assez tôt des garanties contre les poursuites de l’Inquisition. L’auteur souligne aussi à cet égard le paradoxal rôle de médiateur joué par la communauté sépharade en exil à Hambourg, dont certains représentants agissent ouvertement pour le compte de la monarchie espagnole.

En fin de compte, l’asymétrie la plus redoutable est politique, et elle met en jeu l’incompatibilité hiérarchique croissante entre une monarchie souveraine et des villes gouvernées selon un mode »républicain« (24–30), à une époque où l’écart de rang entre les premières et les secondes se creuse considérablement dans le protocole diplomatique européen. Grâce à une analyse détaillée des lettres et récits d’ambassade, l’auteur montre que la Hanse n’a jamais reçu en Espagne les égards accordés aux autres monarchies ou même à certaines »Républiques« telles que les Provinces-Unies ou Venise. Il souligne aussi que ce manque de considération n’est pas tant une question de dignitas que de potestas: autrement dit que ce n’est pas tant la noblesse qui fait ici défaut à la Hanse, que sa capacité à agir efficacement et à doter ses émissaires de mandats adaptés aux exigences de la diplomatie moderne. En fin de compte, c’est la nature même de la Hanse, sa constitution réticulaire et son absence de commandement souverain, qui font obstacle à son intégration dans le concert européen. À cet égard, la réduction à trois – Lübeck, Hambourg et Brême – du nombre de ses membres au cours du XVIIe siècle ne constitue pas tant un déclin qu’un renforcement de sa capacité d’action, voire la condition même de sa survie dans l’Europe post-westphalienne. La démonstration est tout à fait convaincante – malgré peut-être un léger manque de distance vis-à-vis des thèses d’Ernst Pitz, aujourd’hui critiquées –, et révèle une continuité remarquable avec ce que l’on sait des interactions de la Hanse avec les États monarchiques naissants de la fin du Moyen Âge.

L’une des ambitions premières de cette étude était de mettre en évidence la pertinence de la notion de différence culturelle comme catégorie d’analyse des relations diplomatiques y compris à l’intérieur de l’Occident latin, qu’on a plutôt tendance à étudier comme relativement homogène. Au terme de cette démonstration très précise, l’objectif semble amplement atteint. Thomas Weller livre donc une étude de cas tout à fait précieuse sur la diplomatie moderne, bien informée sur les dernières tendances historiographiques de ce champ, tout en venant rappeler opportunément – et compenser en partie – la rareté des travaux existants sur les derniers siècles de la Hanse et sur la présence de cette dernière dans l’espace atlantique.

1 Le mémoire d’habilitation d’Indravati Félicité a été traduit en allemand sous le titre Das Königreich Frankreich und die norddeutschen Hansestädte une Herzogtümer (1650–1730). Diplomatie zwischen ungleichen Partnern,Köln 2017.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Tobias Boestad, Rezension von/compte rendu de: Thomas Weller, Ungleiche Partner. Die spanische Monarchie und die Hansestädte, ca. 1570‑1700, Göttingen (V&R) 2023, 670 S., 6 Abb. (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte Mainz, 270), ISBN 978-3-666-30246-6, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2024/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2024.4.108327