Si l’expression »clouer au pilori« s’est maintenue dans la langue actuelle, l’extension géographique du phénomène, sa chronologie, la fréquence de son utilisation réelle, comme la valeur symbolique de ce point de repère de l’espace urbain restaient relativement floues pour le non-spécialiste. L’autrice, grâce à la version remaniée de son travail de doctorat, fournit une synthèse claire qui contribue, dans la lignée de Claude Gauvard et Jean-Marie Moeglin, au renouvellement historiographique, et probablement pédagogique, de la question de la justice médiévale. L’étude d’une pratique judiciaire passe par la »traque« des évocations documentaires du lieu et de la peine du pilori dans des sources normatives, judiciaires, narratives, assez rarement visuelles, à l’échelle municipale ou régionale; elle passe aussi par des approches quantitatives, notamment grâce à l’étude des registres de la Grand Chambre du parlement de Paris.

L’autrice organise son propos en trois parties: la première est consacrée à l’histoire du pilori comme pratique judiciaire associée à un lieu spécifique. On y lira de belles réflexions sur les tendances profondes à une uniformisation comme instrument d’affirmation de l’État royal du XIIIe au XVe siècles qui empiètent progressivement sur des pratiques régionales. Les premières attestations documentaires datent du dernier tiers du XIIe siècle, quelques décennies après les premières chartes, et le pilori serait un marqueur moins du mouvement communal que de l’expansion commerciale des villes de foire depuis la Picardie vers les régions voisines. Les autorités seigneuriales y voient l’occasion, à travers ce pilier décoré de leurs armes, d’affirmer leur présence symbolique sur la place où la loi est proclamée et appliquée, et où les impôts seigneuriaux sont livrés. Le pilori s’exporte en milieu rural, par exemple dans le Ponthieu dès 1200. Les monarques capétiens ainsi que les Plantagenêts (via le transfert et la copie des Établissements de Rouen) sont des acteurs majeurs de la diffusion au Sud de la Loire, simultanément avec l’essor du commerce interrégional, de la Champagne au Berry. La diffusion n’est cependant pas générale: des villes du Nord du royaume n’en édifient jamais, et l’Auvergne et le Sud-Est de la France actuelle apparaissent comme un espace de diffusion tardive (XIVe siècle). La diffusion généralisée dans la deuxième moitié du XIIIe siècle se marque par une appropriation linguistique des populations méridionales: le pilori, terme probablement picard, devient espinglori, ou est désigné par l’occitan costel (carcan). L’exposition concurrence d’autres rituels d’humiliation publique, tels que l’amende honorable, la hachée, l’immersion ou la course infamante (dans le Midi), et elle devient la peine infamante hégémonique.

Ce succès est le reflet de choix administratifs, mais aussi de qualités uniques: le pilori est un »lieu du quotidien«, qui n’a pas besoin d’être utilisé pour garder son sens, et de ce fait, on peut trouver désarmant que seules 100 à 150 expositions soient attestées par demi-siècle pour l’ensemble du royaume. Un autre facteur est son hybridité: le pilori accueille d’autres dispositifs (échelle, carcan), l’exposition peut être répétée, et elle punit différents crimes, en fonction des priorités des autorités (répression de la fraude ou du blasphème, du crime de lèse-majesté). L’exposition devient un élément naturel de processus de haute justice: le pilori, lieu central de l’espace urbain contrairement aux fourches, est le lieu de la décapitation ou de la mutilation. Il sert d’interface entre deux juridictions, permettant à son propriétaire de participer au processus pénal exercé par une juridiction voisine. Tout est fait pour rendre efficace le rituel. La victime, sortie de prison et amenée sur une charrette, subit par le rituel une transformation sociale; le paysage sonore, mais aussi des marques visuelles informent le public du crime nécessitant la restauration de l’ordre social.

La troisième partie examine les raisons qui amènent au choix du pilori comme réponse pénale. Le pilori est au départ un outil du prévention de crime économique (fraude au poids, à la qualité du produit), dont la valeur est dissuasive: en cas de fraude avérée, l’exposition permet de révéler le »scandale« et de montrer la réponse ferme face aux saboteurs de la réputation du marché. La menace de l’exposition est fréquente envers marginaux et commerçants étrangers au marché, mais les données statistiques montrent que l’on expose moins le pauvre larron, le paysan roublard ou la femme vénale que le parjure, le blasphémateur (de Louis IX à Charles VII), ou celui qui a nui à la paix publique, par exemple le complice d’un enlèvement. L’exposition sert en quelque sorte de délégitimation de leur action et la communauté, scandalisée, humilie ses propres membres bien installés: officiers, clercs, notables, artisans. Seuls les nobles semblent réussir à échapper, sauf exception, à cette réponse pénale.

Faut-il émettre des critiques ou des réserves à cet ouvrage qui retrace une évolution sur quatre siècles et dans l’ensemble du royaume de France, dans le cadre d’une étude multiscalaire d’histoire urbaine, régionale et de l’État? Les limites naturelles de toute monographie sont les bornes chronologiques et géographiques, qui frustrent toujours le lecteur qui voudrait déterminer l’ampleur transpériodique et transnationale du phénomène. Les incursions dans le XVIe siècle sont rares, et seules quelques villes francophones du Nord (Lille) ou de l’Est (Metz) sont évoquées: il reste de ce fait des interrogations pour savoir si Rabenstein et Pranger en terre d’Empire correspondent à la réalité du phénomène, si les Plantagenêts exportent le pilori outre‑Manche, si les Angevins des XIVe et XVe siècle l’expérimentent en‑dehors de la France, et ce qu’il advient dans les espaces urbains passant sous le contrôle des Valois et Bourbons à l’époque moderne. De même, on pourrait se demander si l’usage du pilori dans la lutte contre le blasphème est réactivé dans le cadre des conflits de religion ou si l’usage des pierres de justice ou de la mutilation se font sans lui. Enfin, des éléments sur la chronologie du déclin de la pratique, et de la disparition du monument (y a-t-il encore des piloris?) auraient pu satisfaire les ultimes questionnements du lecteur.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Dominique Delle Luche, Rezension von/compte rendu de: Isabelle d’Artagnan, Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français. XIIe–XVe siècle, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2024, 340 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-9383-1, DOI 10.4000/books.pur.194506, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2025/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109367