Bâle, à partir du XIVe siècle et jusque vers 1800, ne tolère plus de communauté juive en son sein: une situation caractéristique de la plupart des villes de l’espace germanophone de la prémodernité, où les expulsions provoquent un vaste reflux dans les espaces ruraux et périurbains. Pour autant, les interactions commerciales et intellectuelles restent constantes, et même absents physiquement les Juifs demeurent un élément essentiel des références intellectuelles. Ville sans juifs?, titre de la thèse remaniée d’Andreas Berger soutenue à l’université de Bâle en 2021, s’appuie explicitement sur le roman éponyme d’Hugo Bettauer (1922), adapté au cinéma dès 1914. Dans une tragique anticipation, Bettauer imaginait l’expulsion au XXe siècle des Juifs de Vienne: dans une ville désormais »sans juifs«, leur absence rendait soudainement visible leur contribution à une société brutalement épurée. Ce jeu entre absence (ou plutôt: présence exceptionnelle d’individus juifs, notamment convertis, dans l’espace urbain) et persistance de la référence aux Juifs est au cœur de l’ouvrage: de fait, il s’agit moins de Juifs réels que du Juif comme figure ambivalente (Kippfigur) opposée en miroir au Chrétien, comme »idéal-type de l’étranger comme de soi-même«. Après un état de la recherche assez incisif, Andreas Berger dénonce une historiographie des Juifs de Bâle partielle et marginale, parfois »larmoyante«, qui s’est généralement restreinte à l’étude de la cote Kirchen Q1 où ont été regroupées, selon le principe de pertinence, toutes les archives évoquant directement les juifs, au prix d’ailleurs d’une perte de contexte archivistique. Il ne s’agit donc pas ici d’écrire »une histoire des Juifs de Bâle«: Berger esquisse de manière presque provocante ce que pourrait être une telle histoire (52–58), mais essentiellement pour poser le cadre de trois pistes afin de dépasser l’aporie d’un discours historiographique trop dépendant des mêmes sources.
Le choix de Bâle est particulièrement pertinent: après le concile, la fondation de l’université en 1460 puis l’installation durable de nombreux imprimeurs font de Bâle une des capitales intellectuelles de l’époque et notamment un des hauts lieux des études juives (et de l’imprimerie en hébreu ou yiddish) de la Renaissance: Berger évoque, tout au long de l’ouvrage, Enea Silvio Piccolomini, Érasme, Konrad Pellikan, Sebastian Münster ou encore Johann Buxtorf, s’arrêtant ainsi aux premières décennies du XVIIe siècle. Les trois chapitres étudient la rémanence de la référence aux Juifs dans les réflexions sur le culte des images ou l’iconoclasme, dans les débats sur le péril ottoman, et dans le cadre de la confrontation avec les savoirs juifs.
Le premier chapitre part d’un ouvrage antijudaïque de l’imprimeur réformateur Pamphile Gengenbach (décédé en 1525) évoquant une profanation d’image mariale par des Juifs. Ce motif est au cœur du mouvement d’expulsion des années 1480–1520, attesté par exemple à Rothenbourg ou Ratisbonne, mais n’est que la reprise du miracle de Cambron (XIVe siècle) en Hainaut, réactivé semble-t-il par l’union personnelle de Maximilien à la tête des Pays-Bas et de l’Empire. S’inspirant d’une représentation iconographique de Colmar (et par-là de Cambron), Gengenbach ne fait pas cependant que produire un ouvrage antijudaïque: il prend également position, selon Berger, dans un débat qui sous-tend l’espace du Rhin supérieur tout au long des XVe et XVIe siècles sur l’ambivalence entre iconoclasme et idolâtrie – saccages d’images pieuses par les Suisses, critiques du culte des images – mais aussi dans un débat mariologique des deux premières décennies du XVIe siècle où Érasme, Zwingli et Gengenbach lui-même tentent de prendre position. Berger s’éloigne temporairement de Bâle pour évoquer l’Adoration des Mages de Douai (fin XVIe siècle), qui n’a été que récemment réinterprétée comme une reprise de la légende de Cambron, avec une confusion – volontaire ou non – entre Juif, Turc, et iconoclaste réformé. Dans un autre point du même chapitre, en s’appuyant sur d’autres frontispices d’ouvrages de Gengenbach comme de Bodenstein/Karlstadt, ou encore sur les Décades de Pierre Martyr d’Anghiera, Berger montre que les reproches de cannibalisme, du meurtre d’enfants et d’idolâtrie des Juifs s’appliquent également aux populations indigènes: le Juif reste la matrice des préjugés et des catégories pour penser l’étranger à la Renaissance.
Le chapitre suivant est consacré à la place du »Juif« – et du »Turc« – dans la pensée historique et eschatologique des XVe et XVIe siècles. L’expansion ottomane du XVe siècle réveille certes les discours de croisade, mais donne lieu à des interprétations parfois surprenantes du péril turc. Le genre des Türkenbüchlein nourrit une réflexion eschatologique s’appuyant notamment sur la translatio imperii du livre de Daniel, mais aussi des réflexions utopiques sur des communautés chrétiennes vivant en harmonie sous le joug turc, comme Wolfaria ou Novomontan. Les Juifs ont leur place dans ces villes utopiques, liée à la conviction de leur conversion promise au Jugement Dernier. En même temps, le péril turc permet de redonner corps au mythe des »Juifs rouges«, des tribus perdues ou d’un peuple enfermé par Alexandre, d’un royaume juif de Gog et Magog, prêt à déferler depuis le Caucase et précipitant le retour du Christ. Ces mythes sont réactivés au début du XVIe siècle, visibles dans des représentations cartographiques, dans la toponymie bâloise, ou encore dans des révoltes millénaristes juives dans le sillage de l’aventurier David Reuveni: voilà qui aurait pu donner du grain à moudre à Umberto Eco.
La rupture que constitue 1492 pour les Juifs en Europe permet également aux Chrétiens d’élaborer une nouvelle interprétation de la judéité. Elle coïncide en effet avec la redécouverte de l’hébreu par les théologiens chrétiens (au premier plan Pellikan), désireux de revenir au texte originel sans toutefois prêter le flanc à ceux qui les accusent de »rabbiniser«. C’est aussi à Bâle que fleurit »l’ethnographie juive«, généralement produite par des juifs convertis (Margherita, Lombardus), et dénonçant l’existence des polémiques antichrétiennes. La réception des rites et des savoirs juifs, trouvant sa place dans la pensée universaliste de Sebastian Münster, n’est cependant pas marquée par une tolérance à toute épreuve: Münster inclut des éléments de savoir juifs tout en les qualifiant d’inutiles ou de faux; Buxtorf publie des histoires du Maisebukh (1602) tout en censurant celles qui seraient jugées les plus blasphématoires.
La comparaison en conclusion – celle d’une femme dont l’on projette la silhouette, avant d’en faire une sculpture; la femme est donc à la fois présente à travers la sculpture, mais celle-ci n’en est qu’une réinterprétation – est juste, et constitue la force, mais aussi les limites de la démonstration, qui jongle littéralement avec des références iconographiques ou textuelles, et où la référence directe au Juif peut être absente pendant plusieurs pages. L’ouvrage en vaut la peine, mais sa lecture n’est pas toujours simple. Berger frappe juste en rappelant que les Juifs, dans un processus analogue à l’orientalisme évoqué par Saïd, ne sont généralement étudiés en histoire qu’en tant qu’objet et que l’étude de leur agentivité reste à faire. Outre l’analyse de différents pans de recherche, outre la combinaison souvent heureuse de catégories documentaires différentes, la contribution de l’auteur est particulièrement bienvenue puisqu’il fournit, notamment pour les années 1490–1520 et singulièrement sur 1492, d’importantes pistes de réflexions sur cette transition entre deux périodes, sur la question centrale de la pensée européenne de l’étranger, à l’intérieur de l’Europe chrétienne ou dans d’autres continents.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Dominique Delle Luche, Rezension von/compte rendu de: Andreas Berger, Stadt ohne Juden? Präsenz und Absenz in der Frühen Neuzeit, Basel (Schwabe Verlag) 2023, 344 S., 8 s/w Abb. (Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft), ISBN 978-3-7965-4912-0, CHF 58,00., in: Francia-Recensio 2025/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109488





