Après être restées longtemps marginales, les relations de voyage ont désormais la faveur du monde de la recherche. Le fait de dénicher, recenser et regrouper cette catégorie de textes constitue encore un défi qui stimule les chercheurs: la possibilité de dégager les spécificités du discours viatique reste un enjeu pour les littéraires, et la présence d’informations sur les modalités des moyens de transport, les données topographiques, la vie quotidienne dans les lieux visités, rend de précieux services aux historiens et géographes. Or c’est bien de tout cela qu’il est question dans le présent ouvrage, issu d’une thèse soutenue à Potsdam en 2021.
Aude Therstappen, conservatrice en chef à la BNU de Strasbourg, a constitué une remarquable bibliographie de ses sources et des études critiques portant sur son objet de recherche. L’exhaustivité et la pertinence de ses choix suscitent l’admiration, tout au plus peut-on suggérer d’y ajouter, pour l’abondance des titres qui y sont relevés, le travail d’ A. Kosch sur Le voyage pédestre dans la littérature non fictionnelle de langue allemande. »Wanderung« et »Wanderschaft« entre 1770 et 1850 (2019).
L’ample étude d’Aude Therstappen est divisée en 13 chapitres, qui se terminent chacun par un récapitulatif (Resümee). L’ensemble est ponctué de cartes reconstituant le parcours et les haltes des principaux voyageurs. La période étudiée, 1790–1840, est celle où se développe un prototourisme bourgeois, encore élitiste, dont les adeptes possèdent les mêmes niveaux culturels et connaissent les mêmes conditions de voyage. Le corpus est composé de 16 relations imprimées dans lesquelles »la Provence« est longuement décrite. Aude Therstappen la traite en tant que vaste territoire susceptible d’être un ersatz de l’Italie mais, prenant aussi en compte certaines régions voisines, elle commente les randonnées de Mylius dans les Pyrénées, signalant que les Cévennes se situent à l’écart des trajets, tandis que les centres urbains qui retiennent l’attention des voyageurs sont surtout Marseille, Toulon et Nice.
Après un utile état de la recherche et de subtiles définitions des notions d’espace, d’horizon d’attente, de tourisme, d’hétérotopie, la première partie englobe les chapitres présentant préparatifs, conditions matérielles, origines géographiques et confessionnelles des voyageurs et des auteurs »secondaires« (tableaux 52–53). L’autre moitié de l’ouvrage, sans doute la plus originale, examine d’une part les spécificités des récits de cinq voyageuses (en particulier Johanna Schopenhauer, mais aussi Friederike Brun, Valérie de Gasparin, Ida Hahn-Hahn, Caroline de La Grandville), d’autre part celles du pasteur Christian Friedrich Mylius.
Face en effet à une progressive féminisation, qui se manifeste à l’époque proportionnellement au nombre de relations de voyage, Aude Therstappen pose une difficile question: le discours des voyageuses est-il différent de celui de leurs homologues masculins? La réponse apportée est nuancée. Certes, il fallut qu’elles ou leurs éditeurs justifient pourquoi elles s’éloignaient du foyer familial, certes elles profitaient de la liberté de ton qui est licite dans une relation de voyage, s’intéressaient à la population et étaient émues par la pauvreté qu’elles constataient (à part Hahn-Hahn). Mais elles ont effectué les mêmes lectures préalables que les hommes et proviennent de milieux sociaux et confessionnels analogues. Tout serait donc une affaire de graduation; leur discours ne serait pas d’une essence différente, mais la mobilité permettrait à ces autrices de revendiquer une recherche d’authenticité et d’afficher leur identité, leurs goûts, leur confiance en elles.
L’étude du cas de Mylius (309–465) constitue un apport majeur et enrichit considérablement notre connaissance de ce voyageur atypique. Déjà âgé de 50 ans, ce pasteur qui exerçait sa fonction près de Lörrach explora à pied ou à dos d’âne le Midi de la France et l’Italie du Nord en 1812. Il avait soigneusement préparé son déplacement et s’appliqua ensuite à publier une relation exhaustive, et ce à des fins pédagogiques car il souhaitait s’adresser à un lectorat peu fortuné ou mal instruit. Le résultat est une compilation en cinq tomes qu’il publia en 1818–1819 à compte d’auteur sous le titre Malerische Fußreise durch das südliche Frankreich und einen Theil von Ober-Italien. Des pages entières sont copiées ou traduites, en particulier de Millin, et alternent avec des passages relatant les expériences vécues lors de ce long périple. Se plaçant sous le signe du »pittoresque«, Mylius retient ce qu’il trouve »agréable«, c’est-à-dire esthétique et digne d’être décrit – selon nous en cela influencé par les théories et le récit du voyage de Johann Georg Sulzer, d’ailleurs mentionné par Aude Therstappen. Le chapitre 12, très intéressant, est consacré au tome 50 de la relation de Mylius, qui renferme les 86 lithographies du peintre bâlois Johann Rudolf Huber. Examinant les convergences et divergences entre texte et image, l’utilisation de l’innovante technique de la lithographie, le montage opéré – ici aussi entre dessins propres à Huber (commandés par Mylius sur le terrain) et réemploi d’estampes de Millin, Aude Therstappen montre en quoi ce tome prolonge la prose de Mylius et correspond à la tentative d’harmoniser nature et culture, émotions du voyageur et réalité des lieux visités ou, comme l’écrit Aude Therstappen, de concilier Aufklärung et romantisme.
Outre la mine d’informations que fournit cet ouvrage (l’absence d’un index est à cet égard bien regrettable), le lecteur peut apprécier beaucoup d’autres commentaires que ce bref compte rendu ne peut pas détailler, par exemple les remarques d’Aude Therstappen sur l’évolution des mentalités de ces voyageurs dans leur approche du fait religieux ou encore la politisation de leur discours quand ils alliaient intérêt pour le patrimoine et positions conservatrices. Dans tous les cas, nous bénéficions ici de la vaste culture d’une chercheuse qui met en valeur les inépuisables ressources de la littérature viatique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Françoise Knopper, Rezension von/compte rendu de: Aude Therstappen, »Die vielen Paradiese« der Provence. Reisen in das südliche Frankreich an der Wende zur Moderne, Münster (Aschendorff) 2024, 600 S., ISBN 978-3-402-25088-4, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2025/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109513