L’interdisciplinarité est une promesse rarement tenue. Elle requiert la capacité de combiner rigueur scientifique, empathie méthodologique et une curiosité pour le monde au-delà de nos tours d’ivoire. L’historienne Kate Marsh (1974–2019) possédait toutes ces qualités. Son approche interdisciplinaire a conduit à une thèse marquante: l’échec de la France à devenir la puissance coloniale dominante en Inde aurait influencé l’imaginaire colonial français depuis le XVIIIe siècle, prenant la forme d’une nostalgie structurante pour la construction de l’empire français et l’identité nationale de la France en tant qu’(ex-)puissance coloniale. Avec le volume Colonial Continuities and Decoloniality in the French-Speaking World. From Nostalgia to Resistance, Sarah Arens, Nicola Frith, Jonathan Lewis et Rebekah Vince rendent hommage à leur mentor commun et transposent avec habileté l’érudition interdisciplinaire d’une historienne exemplaire dans une œuvre autonome.

L’ouvrage est structuré en deux parties, reliées par une réflexion du duo d’artistes The Singh Twins sur leur œuvre »Slaves of Fashion. Indiennes: The Extended Triangle« (143–153). Dans une première partie, Tessa Ashlin Nunn (19–40), Antonia Wimbush (83–100) et Edwige Crucifix (119–139) mènent un dialogue avec le travail de Marsh sur l’exotisme et la racialisation. À l’aide d’un modèle de représentation triangulaire, oscillant entre le colonisé, le colonisateur et le »colonisateur subalterne«, Nunn montre d’une manière nuancée comment des auteurs français ont exploité le topos de la »danseuse indienne« pour construire une altérité discursive qui explore la sexualité bourgeoise européenne. Crucifix établit une continuité entre l’obsession actuelle de l’opinion publique française pour les femmes musulmanes et les débats antisémites sur l’assimilation sous la IIIe République. Wimbush montre que le Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer constituait un moyen pour le gouvernement français de maintenir un contrôle sur les populations des anciennes colonies de la Guadeloupe et de la Martinique, compensant ainsi la perte formelle de l’empire.

Les contributions de Patrick Crowley (41–57), Srilata Ravi (59–81) et Julia Waters (101–118) analysent le thème de la nostalgie coloniale dans une perspective littéraire. Dans son analyse des œuvres de Jean-Paul Kaufmann, Crowley soutient que les stratégies de représentation identifiées par Marsh continuent de structurer les récits dans la France postcoloniale. La nostalgie impériale y devient un récit compensatoire pour les pertes coloniales, mais aussi pour des deuils personnels chez Kaufmann. Julia Waters démontre que Marguerite Duras, contrairement aux interprétations dominantes, aborde subtilement l’impact de la décolonisation (114). Srilata Ravi décrit comment, dans l’œuvre de l’autrice Shumona Sinha, la mémoire du soft power soviétique après l’indépendance et l’utilisation de la lange française constituent un cadre de référence alternatif et une critique du pouvoir de l’hégémonie britannique.

La seconde partie du volume explore la mémoire (post-)coloniale et la nostalgie, en se focalisant sur la mobilité et la migration. Catherine Gilbert analyse les pratiques mémorielles au sein des communautés rwandaises en Belgique et en France (179–198). Elle montre que ces groupes diasporiques ont instauré dans ces pays des formes de contre-commémoration, marquées par une amnésie vis-à-vis de leur implication dans le génocide. Sucheta Kapoor repère dans Un Cœur Simple de Flaubert des références au rôle de la France dans la traite mondiale des esclaves. Rebekah Vince examine la façon dont, dans Premières neiges sur Pondichéry de Hubert Haddad, l’exil et la nostalgie évoquent des avenirs postcoloniaux (157–178). En rappelant l’histoire des Juifs de Cochin, Haddad dessine une utopie régressive d’une société postcoloniale opposée à l’impérialisme mais teintée d’orientalisme. Jonathan Lewis étudie les stéréotypes de mobilité à l’aide de La noce des fous de Mounsi, démontrant que le texte propose une approche décoloniale de la mobilité qui interroge son association simpliste avec la liberté (237–254). Enfin, Abdelbaqi Ghorab montre comment Yasmina Khadra dévoile dans Ce que le jour doit à la nuit des récits nostalgiques et révisionnistes visant à réhabiliter l’histoire de l’Algérie coloniale (199–218).

Le volume se clôt sur une remarquable étude microhistorique de David Murphy (255–278), qui poursuit le dernier travail inachevé de Kate Marsh et se prête à la formulation d’une critique à l’égard du recueil, par ailleurs pertinent et exemplaire par son interdisciplinarité. Marsh et Murphy retracent une tournée anticoloniale de Lamine Senghor en France, révélant l’incohérence des mesures de surveillance coloniales en métropole. Ils montrent aussi la complexité du processus de décolonisation, en raison de la diversité des intérêts des acteurs colonisés, remettant en question toute vision binaire des rapports coloniaux. Ce chemin a été semé de rebondissements et de dérivations décoloniales.

Ainsi, la contribution de Murphy et Marsh apporte ce qui parfois manque au recueil: un focus décidé sur les perspectives des acteurs colonisés, dévoilant les ruptures et contingences de l’expérience coloniale. Les éditeurs soulignent justement l’importance de remettre en question les »temporalités artificielles imposées par l’historiographie coloniale« (9). Toutefois, il est crucial de reconnaître les spécificités qui façonnent les continuités et la nostalgie. Sinon, nous risquons de faire de la continuité colonialeun lieu commun. Cette uniformisation des expériences coloniales et postcoloniales peut poser problème, comme lorsque les Singh Twins affirment que »we all have become slaves to the changing fashions of consumerism« (144). Être réduit à l’état de consommateur aujourd’hui ou en esclavage au XVIIIe siècle n’est pas la même chose. Ne pas marquer ces distinctions, ni aborder les continuités en lien avec les contingences, conduit à un arbitraire conceptuel et efface la singularité des expériences coloniales.

L’ouvrage conçoit la nostalgie et la continuité comme un couple conceptuel étroitement lié. La relation entre nostalgie et ruptures historiques en est légèrement négligée. Comme le souligne Crowley: »En mettant en avant les continuités, on risque d’oublier le sentiment de discontinuité temporelle qui structure la nostalgie« (56). De plus, en tant qu’outil narratif, la nostalgie peut également engendrer ces ruptures. Puducherry, le focus géographique de Kate Marsh, en est un exemple parlant. Dans »Pondichéry: Archive of ›French‹ India« elle montre comme la nostalgie coloniale s’y déploie en un contre-discours face aux tentatives du gouvernement nationaliste indien d’imposer un récit hégémonique de l’indépendance. Dans ce contexte, le recueil semble éluder une question : celle d’une possible nostalgie coloniale dans les sociétés anciennement colonisées et de sa fonction politique. Helle Jørgensen, par exemple, a été frappée à Puducherry par les badges »liberté, égalité, fraternité« portés par des activistes indiens exprimant le souhait que les Français n’eussent jamais quitté la ville.1

Ces réflexions constituent moins une critique qu’une invitation à prolonger l’œuvre entamée par les auteurs du recueil dans l’esprit de leur mentor: un débat interdisciplinaire sur la nostalgie et les continuités coloniales, afin de repenser le colonialisme français.

1 Helle Jørgensen, Performing Independence in Puducherry: Commemorative Public Holidays and Postcolonial Imaginaries in the Former French India, in: The Journal of Imperial and Commonwealth History 51,4 (2023),695–735, DOI: 10.1080/03086534.2023.2196836, 710.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Philipp Horn, Rezension von/compte rendu de: Sarah Arens, Nicola Frith, Jonathan Lewis, Rebekah Vince (ed.), Colonial Continuities and Decoloniality in the French-Speaking World. From Nostalgia to Resistance, Liverpool (Liverpool University Press) 2024, 328 p., ISBN 978-1-80207-886-2, GBP 110,00., in: Francia-Recensio 2025/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109725