Due à deux historiens réputés, une intéressante biographie de René Cassin publiée il y a une quinzaine d’années commençait par ces mots: »Il est impossible d’écrire une biographie sans éprouver un minimum de sympathie pour la personne dont on entend décrire la vie«.1 On se demande ce qu’en pensent les deux plus récents biographes d’Hitler, Ian Kershaw et Peter Longerich – ce dernier ayant en outre décrit les parcours de Goebbels et d’Himmler.
Cet étrange présupposé n’est sans doute pas non plus partagé par Benjamin Azoulay, qui nous propose aujourd’hui, sous le titre Abel Bonnard, Plume de la Collaboration, une vie de l’académicien passé à la postérité moins pour son œuvre littéraire que pour avoir été, entre avril 1942 et août 1944, ministre de l’Éducation nationale du régime de Pétain. Certes l’auteur évoque-t-il, non sans une inutile condescendance, ces »historiens engagés [qui], trouvant dans le passé le lieu d’une révolte dont ils seraient bien incapables dans le présent, se plaisent à accabler [l]es vaincus«. Son propos, écrit-il, est bien plutôt de »comprendre, admirer et réprouver tout à la fois«, en »suscit[ant] une proximité embarrassante avec son personnage principal et une distance analytique avec le parcours de celui-ci«. Belle ambition, largement réussie surtout si on considère que le livre est issu d’un mémoire de master en histoire politique et non d’une thèse.
Un excellent master sans aucun doute, l’auteur ayant beaucoup lu, comme en témoigne la liste des sources et la bibliographie. Les journées n’ayant que vingt-quatre heures, peut-être a-t-il été trop absorbé par l’œuvre de son héros – dont l’énumération occupe pas moins de huit pages du livre – car on est surpris d’une omission de taille: celle du Journal 1912–1939 de Maurice Garçon publié en 2015 aux Belles-Lettres, l’une des rares sources nouvelles sur la période de l’Occupation, qui revient à de très nombreuses reprises sur Abel Bonnard, parfois pour des analyses fouillées. On pardonnera plus facilement à Benjamin Azoulay de ne pas avoir remarqué un travail universitaire – il est vrai non publié mais disponible en bibliothèque universitaire – qui aurait pu l’intéresser: le DEA d’un certain Marc Olivier Baruch consacré au ministère de l’Éducation nationale sous Vichy, qui comprend par définition de longs développements sur Abel Bonnard ministre.
Tel qu’il est, le livre nous en dit déjà beaucoup, et le dit bien car fort bien écrit. On suit ainsi à la trace le cheminement de Bonnard, de l’enfance corse auprès d’une mère chérie au crépuscule madrilène du proscrit, en passant par le jeune mondain, coqueluche des salons réactionnaires, l’étourdissant causeur jamais avare d’un bon mot, l’écrivain lu mais sans doute pas aussi admiré qu’il l’aurait souhaité, le pamphlétaire nationaliste, antisémite puis fasciste ébloui par sa capacité à fasciner le public des meetings de Doriot, l’ultra de la collaboration, le ministre irascible et brouillon enfin.
L’ouvrage apporte de fines analyses sur les choix de Bonnard, en rupture avec ce qu’aurait dû être, en termes sociologiques, sa destinée: sans doute parce qu’il a plus de goût pour la formule piquante que pour le labeur du khâgneux, il ne sera pas de l’École normale supérieure, vouant au contraire au monde universitaire le plus profond mépris, ce qui n’aurait pas dû le qualifier pour le poste ministériel qui lui a échu au printemps 1942. On y trouve aussi, plus originale, une réfutation de la thèse selon laquelle Abel Bonnard aurait été homosexuel – thèse largement fondée, comme le signale Benjamin Azoulay, sur le calembour de Pétain reprochant à Laval de lui avoir proposé »Abel [un bel] éducateur de la jeunesse« en la personne de celui qu’il affubla du sobriquet de »Gestapette«.
On y trouve enfin des erreurs, la principale à nos yeux – certes pardonnable pour un premier écrit, où l’auteur tient à placer plus que de raison son sujet au cœur de l’historiographie – se situant dans la conclusion de l’ouvrage: »Il paraît possible, y écrit Benjamin Azoulay, de défendre la thèse d’une fascisation du régime de Vichy plus précoce que celle retenue aujourd’hui par l’historiographie […] avec la nomination de Darnand au gouvernement à la fin de l’année 1943. […] L’arrivée de Bonnard à Vichy permet d’avancer l’amorce de la fascisation du régime au printemps 1942«. C’est là largement ignorer des acquis historiographiques pourtant déjà anciens sur la tentation fasciste de 1941–1942, exprimés par Denis Peschanski tant dans sa remarquable édition des archives d’Angelo Tasca (deux volumes, 1985 et 1996) que dans un article majeur publié en 1988 dans les Annales (»Vichy au singulier, Vichy au pluriel; une tentative avortée d’encadrement de la société, 1941–1942«). C’est ignorer surtout l’action de Pierre Pucheu (jamais cité par Benjamin Azoulay) comme ministre de l’Intérieur entre juillet 1941 et avril 1942, qui fut un précurseur – autrement politique – de Bonnard en fascisation au sein des gouvernements de l’État français.
L’éditeur, dont c’est le métier de vendre du papier, présente en quatrième de couverture de l’ouvrage Abel Bonnard comme »une figure ô combien complexe, fascinante et sulfureuse«. Est-ce bien certain? Abel Bonnard n’était-il pas simplement, et tout académicien qu’il fût, un second couteau, un mondain conscient des limites de son talent littéraire? Formulée évidemment en des termes plus élaborés, c’est, comme le rapporte Benajmin Azoulay, la thèse de Benda, de Sartre, de Mauriac – celle aussi de Maurice Garçon qui étend le propos à d’autres acteurs du régime. Laissons-lui le mot de la fin, tel qu’il l’exprime dans une annotation en date du 22 mai 1942: »Ce temps aura été curieux en ce qu’il aura fait un tri et mis à leur véritable place des hommes qui faisaient illusion et sur lesquels on se trompait. Bonnard est un petit maître qui souffrait de n’être pas sacré grand écrivain, Baudrillart de n’être pas le plus grand prélat, Joseph Barthélemy de n’être pas le ministre de tous les régimes. Ils n’avaient pourtant pas à se plaindre tellement de la destinée. Ils avaient déjà plus qu’ils ne méritaient. Ils ont voulu davantage. Ils jouissent d’une gloire passagère. Ils crèveront dans le mépris«.2
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marc-Olivier Baruch, Rezension von/compte rendu de: Benjamin Azoulay, Abel Bonnard. Plume de la Collaboration, Paris (Perrin) 2023, 384 p., ISBN 978-2-262-09537-6, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2025/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109726





