Les historiens allemands Bernd Braun et Dirk Schumann ont, sous les auspices de la fondation Friedrich Ebert, mobilisé quatorze historiens originaires de dix pays (Allemagne, Arménie, Autriche, Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Suisse) pour s’interroger sur la pertinence de la »clé générationnelle« à propos de l’histoire du socialisme en Europe entre 1870 et 1930. On sait, depuis les travaux du sociologue Karl Mannheim, résumés dans l’introduction, l’intérêt du concept de génération en histoire: des individus nés dans une même séquence temporelle ont pu être marqués par un événement inaugural ou les caractéristiques d’un moment qui a configuré leur jeunesse et leurs premiers pas d’adultes. On parle couramment d’une »génération du front« (Frontgeneration) ou d’une »génération du feu« à propos des combattants de la Grande Guerre. L’ouvrage, nourri des travaux d’un symposium organisé à Heidelberg par la Fondation Friedrich Ebert, part d’une interrogation sur l’existence d’une »génération Ebert« dans la social-démocratie allemande, et sur son éventuelle duplication à l’échelle européenne. Le concept semble en effet opératoire dans le cadre du Reich wilhelminien: à la génération des fondateurs (August Bebel né en 1840, Wilhelm Liebknecht né en 1826) marqués par l’échec de la révolution de 1848 et les »lois antisocialistes« de 1878, succéderait une »génération Ebert« (Philip Scheidemann, né en 1865, Friedrich Ebert en 1871, Heinrich Müller en 1878) qui grandit dans une Europe occidentale en paix, dans un Reich unifié, où la croissance économique et le développement rapide du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) sont concomitants. C’est elle qui en 1918–1919, porte sur les fonts baptismaux la jeune république »de Weimar«, avant de céder la place à une »génération Schumacher«, la Frontgeneration qui vit la dictature nazie et participe, pour les survivants, à la reconstruction de la démocratie allemande, avant d’être relayée par une »génération Bad Godesberg«. Ce découpage ne manque pas de pertinence à condition de souligner, comme le font d’ailleurs les auteurs, qu’une communauté d’expérience n’implique pas l’homogénéité des choix politiques: Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont aussi nés en 1871…). Ce découpage est-il reproductible à l’échelle d’un continent marqué par la diversité des expériences nationales ? L’Europe occidentale en paix n’est pas l’Europe balkanique où se succèdent les conflits régionaux entre 1876 et 1913, les États demeurés neutres pendant la Grande Guerre n’ont pas leur »génération du front« et même l’Italie, unifiée comme l’Allemagne en 1870–1871, peut difficilement lui être comparée. La »clé générationnelle« conserve sa valeur heuristique, y compris déjà pour des contemporains. En 1935, l’intellectuel socialiste espagnol Luis Araquistáin distingue ainsi lui-même, entre la »génération Pablo Iglesias« des fondateurs et la jeune génération mûrie au feu de la révolution russe, une génération intermédiaire, née entre 1879 et 1883, qui occupe les fonctions dirigeantes au PSOE (Partido Socialista Obrero Español) et donne une bonne part de son personnel politique à la IIe République espagnole: Francisco Largo Caballero (1869), Julián Besteiro (1870), Fernando de Los Ríos (1879), Indalecio Prieto (1883). La »vieille garde« (August Bebel, Victor Adler, Karl Kautsky, Filippo Turati, tous nés entre 1840 et 1857), qui dirige l’Internationale socialiste jusqu’à la veille de la guerre, raisonne aussi en terme générationnels, jugeant sévèrement des »jeunes« (Hugo Haase, Friedrich Ebert) dépourvus de »prestige« et de »largeur de vues«… Le découpage semble fonctionner aussi au Royaume-Uni, avec un décalage d’une décennie: la génération travailliste qui accède brièvement au pouvoir en 1924 puis de 1929 à 1931 autour du Premier ministre Ramsay Mac Donald est davantage une »génération 1860« (Ramsay Mac Donald 1866, Artur Henderson 1863, George Lansbury 1859…), à laquelle succèdera une »génération 1880« autour de Clement Attlee (né en 1883), victorieuse en 1945. Mac Donald déplore lui-même la minceur du »matériau humain« sur lequel s’appuyer pour ses équipes gouvernementales. Mais le hiatus générationnel des années 1870 n’est peut-être dû qu’au report en 1918, pour cause de guerre, du scrutin législatif prévu en 1915 qui aurait sans doute permis l’émergence de la génération intermédiaire.

Pour autant, l’approche par cohortes d’âge n’est pas toujours opératoire, sauf à leur donner un sens plus restreint, comme le suggère Stefano Musso à propos de l’Italie: un groupe plus étroit partageant positions et culture communes, qui les distingue d’autres groupes du même âge. Ainsi en Espagne, la »génération 1870« se scinde en deux tendances bien distinctes selon les milieux d’origine et de formation (le syndicalisme pour Francisco Largo Caballero, l’université et le libéralisme pour De Los Ríos ou Prieto). À l’inverse, on peut aussi estimer que toutes les cohortes nées autour de 1870 ont été éclairées à la même lumière: la croyance au progrès, aux immenses possibilités des sciences et des techniques, la foi dans l’inéluctable triomphe du socialisme, un credo qui sera bousculé par la guerre et le retour, dès 1905, du »spectre de la Révolution« face auquel il faudra se définir. Ce beau volume, qui est aussi un stimulant exercice d’histoire comparative, permet en tout cas une riche discussion qui sort des cadres nationaux.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gilles Vergnon, Rezension von/compte rendu de: Bernd Baum, Dirk Schumann (Hg.), Eine europäische »Generation Ebert«? Politische Sozialisation und sozialdemokratische Politik der »1870er«, Göttingen (V&R) 2024, 367 S. (Schriftenreihe der Stiftung Reichspräsident-Friedrich-Ebert-Gedenkstätte, 20), ISBN 978-3-525-30235-4, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2025/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109727