En proposant à la fois une histoire de l’ordre colonial et de son maintien par des forces de police, Samuel Kalman explore la criminalité et l’ambiguïté de son caractère politique en Algérie coloniale de 1870 à 1954. Il trace un lien entre les historiographies de la guerre coloniale et de la guerre d’Algérie, tout en soulignant l’absence de rupture nette, tant en amont qu’en aval. L’ouvrage est rendu accessible aux non-spécialistes grâce à des rappels réguliers d’histoire politique et une chronologie traitée avec précision par l’historien de l’extrême-droite française.1

Le premier chapitre est une synthèse de l’histoire institutionnelle des forces de police sur l’ensemble de la période. Les quatre autres chapitres (dont deux sont des republications partielles de travaux antérieurs)2 suivent une articulation chronologique – Première Guerre mondiale, entre-deux-guerres, Seconde Guerre mondiale, 1944–1954 – analysant dans un même mouvement le crime et son traitement policier. Le cœur du propos est la politisation progressive de la criminalité alors que gendarmerie et polices concentrent leurs moyens limités sur la défense des biens et intérêts des colons. La conclusion est un épilogue consacré à la guerre d’Algérie (1954–1962) et à une réflexion au sujet de la reconnaissance par l’État français des exactions et crimes commis en Algérie.

Le corpus d’archives, principalement conservé aux Archives nationales d’outre-mer (Aix-en-Provence), est essentiellement colonial et francophone. On y trouve aussi des journaux algériens, principalement francophones, et quelques documents des archives militaires françaises et nationales algériennes et britanniques. L’auteur a choisi de citer ses documents dans leur langue d’origine tout en fournissant une traduction entre crochets, facilitant ainsi l’accès à ses lectures; malheureusement au prix de fautes d’orthographe régulières lors de la citation de documents en français.

L’historien dresse une histoire politique de l’Algérie coloniale du point de vue des institutions policières. Il cite ses sources régulièrement et de façon extensive, décrivant le quotidien de l’action policière, tant lors de la régulation du pâturage à la campagne que lors de la recherche de dissidents politiques en ville. Le lien entre la situation politique générale et une opération de police est toujours explicité, et démontre que les moyens mis à disposition de la police sont essentiellement mobilisés pour défendre les intérêts des colons. C’est principalement cet écart de traitement policier entre populations qui intéresse l’auteur; il dépasse la seule analyse juridique (notamment celle du régime de l’indigénat) et illustre la traduction pratique des discriminations coloniales. Ces dernières, déjà bien connues des historiens de l’Algérie et du colonial, conservent ici un intérêt par la nuance et le détail des nombreux exemples présentés.

Pour les historiens spécialistes, c’est principalement la contribution à l’histoire institutionnelle des polices coloniales qui retiendra l’attention. Dans le premier chapitre, Samuel Kalman poursuit le travail engagé dans des monographies importantes (notamment celle de Damien Lorcy sur la gendarmerie en Algérie de 1830 à 1870) et décrit avec précision et densité l’évolution des institutions de police.3 Il s’attache, en particulier, à souligner l’absence de linéarité dans la professionnalisation des agents de police en Algérie coloniale, en raison d’institutions concurrentes et d’un budget limité. À la différence d’autres espaces coloniaux, le recours à des intermédiaires de police algériens est restreint en raison de l’hostilité des colons à leur égard. Les conflits entre autorités municipales et agents de l’État pour le contrôle des polices sont particulièrement bien retranscrits. L’emploi de policiers acquis à l’extrême-droite, des années 1930 à la fin de la période, et l’absence de purge des effectifs vichystes après la guerre sont exposés par Samuel Kalman et constituent l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage. On peut cependant regretter le traitement de la police métropolitaine: tour à tour mobilisée en tant que comparaison et modèle, elle est dépeinte par l’historien comme une institution légaliste, dont l’action était »a simple matter of law enforcement« (2). En réalité, les Algériens en métropole, pour ne citer qu’un exemple, faisaient l’objet d’un traitement policier nourri d’imaginaires coloniaux et racistes, loin de l’idéal présenté ici.4

En convoquant les travaux de Ranajit Guha, l’historien s’inscrit dans la filiation des subaltern studies, et s’intéresse à la résistance en situation de domination, reprenant régulièrement James Scott. Aux historiens qui lui reprocheraient l’utilisation presque exclusive d’archives coloniales et policières, il répond en introduction qu’elles permettent d’accéder à l’imaginaire des colonisateurs au prix d’un travail réflexif constant et de la mobilisation de points de vue transversaux. Ce pari méthodologique n’est pas tout à fait convaincant: si l’action policière est restituée de façon concluante tout au long de l’ouvrage, l’analyse de la criminalité, en revanche, pose question. Samuel Kalman semble, en effet, faire moins une histoire subalterne de la criminalité qu’une histoire de la perception policière de la criminalité. À titre d’exemple, la valeur politique du banditisme ne peut être restituée qu’en creux à partir de sources policières qui visent à l’occulter, à dépolitiser toute action potentiellement anticoloniale. Ce point de vue policier est très occasionnellement repris à son compte par l’historien, ce qui le conduit à des affirmations discutables: par exemple, lorsqu’il affirme que c’est durant l’entre-deux-guerres que naissent les premiers troubles explicitement anticoloniaux en Algérie coloniale: »The interwar era in French Algeria birthed the first stirrings of overt anticolonial unrest« (84).

L’ouvrage de Samuel Kalman constitue néanmoins une synthèse importante sur l’histoire de l’Algérie et des polices coloniales, d’autant plus impressionnante par sa richesse documentaire dans un format court (192 pages de texte) conjuguée avec une narration claire et accessible. Il est la traduction d’une décennie d’abondantes contributions épistémologiques à l’histoire des polices. L’historien met ici au jour une police violente mais non toute-puissante, dont les moyens limités sont avant tout consacrés à un agenda politique, et dont le pouvoir est constamment disputé par l’action anticoloniale.

1 Samuel Kalman, The Extreme Right in Interwar France: The Faisceau and the Croix de Feu, Abingdon, New York 2008, et French Colonial Fascism: The Extreme Right in Algeria, 1919–1939, New York 2013.
2 Le chapitre 2 est tiré de: Samuel Kalman, Criminalizing Dissent: Policing Banditry in the Constantinois, 1914–1918, dans: Rabah Aissoui, Claire Eldridge (dir.), Algeria Revisited: Contested Identities in the Colonial and Postcolonial Periods, New York 2016, 19–38. Le chapitre 3 est tiré de: Samuel Kalman, Unlawful Acts or Strategies of Resistance? Crime and the Disruption of Colonial Order in Interwar French Algeria, dans: French Historical Studies, 43/1 (2020), 85–110, DOI: 10.1215/00161071-7920478.
3 Damien Lorcy, Sous le régime du Sabre: la gendarmerie en Algérie, Rennes 2011.
4 Emmanuel Blanchard, La Police parisienne et les Algériens (1944–1962), Paris 2011.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Luca Nelson-Gabin, Rezension von/compte rendu de: Samuel Kalman, Law, Order, and Empire. Policing and Crime in Colonial Algeria, 1870–1954, Ithaca, NY (Cornell University Press) 2024, 276 p., ISBN 978-1-5017-7404-1, USD 51,95., in: Francia-Recensio 2025/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109743