La République fédérale et son long déni face à l’héritage colonial allemand font l’objet de la présente étude. L’auteur, Henning Melber (1950), ne propose pas une énième narration de l’histoire coloniale allemande mais une mise au point sans ambages sur les débats actuels. Centré sur la Namibie, autrefois appelée Sud‑Ouest africain allemand, l’ouvrage, en anglais, éclaire l’évolution des positions de la RFA et celles des descendants des peuples herero, nama, damara et san, victimes de génocides de 1904 à 1908. Les six grands chapitres sont précédés d’une introduction qui interroge l’amnésie de l’ancien colonisateur car, selon la doxa, il n’y aurait pas de problème colonial allemand. »Et pourtant« affirme l’auteur qui reprend la question dans des chapitres intitulés: »Les Lumières, le racisme, le colonialisme et les génocides«, »La marque de fabrique allemande du colonialisme«, »L’Allemagne (de l’Ouest), (post)coloniale«, »L’Allemagne et la Namibie«, et enfin »Le défi des asymétries coloniales et des angles morts«. Apportant de nouveaux éléments, l’ouvrage développe ses interrogations dans un enchaînement de chapitres qui bouscule la simple chronologie. Il comporte une bibliographie et un index précieux pour qui veut s’orienter. Ayant grandi et enseigné en Namibie, Henning Melber connaît bien le contexte et a publié de nombreux livres sur le pays.
L’analyse débute par une mise en perspective de questions générales: le poids de la modernité sur l’entreprise coloniale européenne (de la controverse de Valladolid en 1550 aux Lumières) et le parallèle entre la malédiction du progrès et la régression politique et morale qui s’ensuit. Sont évoqués le déterminisme biologique, la hiérarchisation des peuples, la violence, la racialisation (fin du XIXe siècle) puis les pratiques asymétriques et génocidaires allemandes. Le lien est établi entre industrialisation et rêve impérial, entre pangermanisme et pensée völkisch (nationaliste), entre racisme et délire national‑socialiste. L’auteur rappelle fort justement que Raphael Lemkin, père du concept de génocide, intègre le colonialisme aux côtés de l’holocauste, qui ne constituerait donc pas l’archétype du génocide. Henning Melber tranche la question en ce sens.
Il montre les spécificités allemandes: comment, après 1871, un désir colonial croissant sert à construire l’identité de la jeune nation (81); comment le discours colonialiste permet à l’empire continental de s’enraciner en extériorisant son rêve impérial. Il note que même le parti social-démocrate, malgré les critiques des scandales coloniaux par August Bebel et Mathias Erzberger, participe de l’impérialisme wilhelmien. Il évoque aussi les comportements réformistes plus humains d’un Bernhard Dernburg ou d’un Wilhelm Solf.1 Pour ce qui est des colonisés, Henning Melber établit qu’ils ne furent pas des victimes passives, mais des »sujets agissants«. À l’exemple du Cameroun, on comprend que les hiérarchies locales, coopérantes et résistantes, contribuent alors à modeler le projet allemand. La famille Bell, en interaction avec Berlin, ou le clan Akwa, avec ses pétitions2, illustrent la tradition d’opposition africaine, inconnue du public allemand. Henning Melber aborde ensuite un autre point ignoré, celui du vécu des Africains établis en Allemagne à la fin du XIXe siècle: des employés noirs de l’administration allemande et des étudiants princiers qui rentrent désillusionnés au pays (91). L’idée de race est devenue le principe opératoire du colonialisme. De fait, comme au Togo déclaré »colonie modèle« malgré les révoltes réprimées dans le sang (à Tové, Sokodé, Mango, etc.) et le rituel des 25 coups de fouet – dont le dernier »pour le Kaiser« – les pratiques coloniales racistes sévissent partout. Manquent ici des références aux articles africains, notamment togolais,3 sur le sujet. Par ailleurs, l’ouvrage met en lumière le réseau du personnel intercolonial allemand.
Après la perte officielle des colonies (1919), Henning Melber rappelle que le rêve impérial persiste. Il est porté par le souvenir d’un passé romantisé par la littérature populaire à succès. Le »colonialisme sans colonies« de Weimar (88) contribue à une radicalisation du paysage politique. Si l’auteur réfute l’idée de linéarité entre Weimar et le national-socialisme, il voit pourtant, pour les deux périodes, une même mentalité coloniale à l’œuvre. Le Sud-Ouest africain concentre dans l’entre-deux-guerres les projections révisionnistes, notamment du fait de la présence rémanente d’une minorité de germanophones (97).
Après 1945 et avant 1990, l’Allemagne postcoloniale est frappée d’amnésie. L’auteur apporte des précisions intéressantes sur les années 1960. Durant la »Guerre froide«, la République démocratique allemande s’engage seule dans le débat postcolonial, et ce pour des raisons d’auto-affirmation et de reconnaissance internationale: elle fonde notamment le Comité de solidarité avec les peuples africains (1960–1964) etc.4 Pour des raisons d’État (99), la République fédérale d’Allemagne met la focale sur la Shoah. L’auteur analyse la position de l’Allemagne occidentale qui, selon Lora Wildenthal ici citée, se »provincialise« au sein de l’Europe (100). De fait, les études postcoloniales publiées à l’Est du »rideau de fer« ne sont pas lues à l’Ouest. Seul le mouvement estudiantin de 1968 s’en préoccupe (Henning Melber rappelle ainsi les manifestations à Hambourg contre le monument à la gloire de l’ancien gouverneur de l’Afrique orientale allemande, Hermann von Wissmann). Il faut attendre les années 1970 et surtout 1990, avec l’intégration de la RDA à la RFA, pour qu’une nouvelle génération de chercheurs et d’écrivains s’intéresse au sujet (145).5
Pour expliquer cette longue amnésie, Henning Melber ne tient pas compte du trauma de l’après-guerre, de la difficulté des Allemands à assumer, en plus de la Shoah, l’héritage d’un colonialisme brutal. L’Allemagne d’Adenauer intériorise la question et la dénie. Elle considère que les questions postcoloniales ne concernent que les »autres« Occidentaux. La colonisation allemande est vue comme brève et insignifiante: un épiphénomène de l’histoire nationale heureuse d’avoir perdu ce fardeau avec le traité de Versailles. L’Allemagne vise à rejoindre au plus vite le concert des nations européennes.
Dans son rapport à ses anciennes colonies, l’Allemagne d’aujourd’hui exerce un softpower politique et économique efficace.6 Henning Melber souligne le paradoxe de colonies devenues nostalgiques de l’Allemagne. Mais la RFA peine toujours à reconnaître les pratiques asymétriques et les angles morts de sa politique. Cette partie du livre est la plus percutante. Et la plus intéressante. Henning Melber pose la question d’un »chemin spécifique« (Sonderweg) du colonialisme allemand, coupable de génocides aujourd’hui reconnus, mais il la réfute; les crimes coloniaux sont un phénomène trans-impérial (142) de plus ou moins grande intensité. De nombreuses autres questions d’actualité, mais peu débattues, sont abordées; celle du vécu des Afro-Allemands en RFA, de »l’Allemagne noire« actuelle (115‑121), du révisionnisme de l’AfD et des positions face à l’affaire des bronzes du Bénin (125), de la mise en cause de la toponymie urbaine, de la réhabilitation des victimes africaines du colonialisme allemand (Manga Bell, Ngosso Din, Mpondu Akwa, etc.), qui participent du second mouvement de décolonisation.
Henning Melber met toutefois en garde contre les dangers de l’appropriation culturelle: »Decolonisation (especially of mindsets) requires engagement by descendants of those involved on all sides7«. Pour la Namibie, la politique allemande s’intéresse davantage aux descendants des colonisateurs (les Südwestler) qu’à ceux des colonisés (146) pour qui le passé non résolu est »un arbre plein d’épines qui projette son ombre sur la tombe en pleurs (weeping grave) d’un ancêtre en colère« (137). Des passages significatifs sont ainsi consacrés à la communauté des Ovahereros et à la SWAPO, l’organe historique de la libération du pays.
Dans la dernière partie surtout (191–198), intitulée »Apprendre du passé« (Learning from the past), Henning Melber déplore un comportement (post)colonial qui néglige les populations namibiennes concernées. Les restitutions et réparations sont discutées directement entre États, bien loin d’une authentique réconciliation (136). Pourtant, l’Allemagne unifiée et la Namibie devenue indépendante auraient eu l’opportunité dès 1990 d’entamer des relations approfondies. Henning Melber revient sur les polémiques au sujet du Humboldt-Forum (Berlin) et de ses collections ethnologiques issues de spoliations avérées. Elles ont rendu visible la question coloniale aux yeux du grand public (111). Hommage est ici rendu à l’historienne française Bénédicte Savoy et à son combat acharné pour la restitution des œuvres volées, face à l’attentisme des autorités allemandes.
Henning Melber souligne pour conclure que le savoir hégémonique et le révisionnisme latent du colonisateur font barrage à un traitement adéquat de l’histoire traumatique de la violence coloniale (189). Ils illustrent la colonialité du pouvoir encore à l’œuvre (197). Le colonialisme allemand constitue un dernier tabou historique: »Resistance to lifting the taboo on the brutal nature of colonial history predating the Nazi Regime remains very much alive« (190). L’Allemagne doit faire preuve d’auto‑critique, abandonner sa perspective hiérarchique entre génocides nazis et coloniaux, développer globalement une politique de l’empathie (192) et apprendre à »écouter« les anciens colonisés car son inattention impacte négativement son propre présent.
Mais les Allemands, en général, ne se posent pas ces questions. L’auteur déplore le fossé qui sépare aujourd’hui encore »savoir critique« (les chercheurs) et »indifférence ignorante« (l’espace public et les dirigeants politiques). Son livre veut combler un manque, éveiller l’opinion publique. Il provoquera sans doute des réactions hostiles. Fondé sur un état de la question très complet, il réclame une authentique anamnèse.8 Avec une énergie stimulante, le livre critique d’Henning Melber prend parti. Cette lecture est indispensable à qui veut forger son opinion sur l’ombre de moins en moins discrète que fait peser le passé colonial sur l’Allemagne d’aujourd’hui.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christine de Gemeaux, Rezension von/compte rendu de: Henning Melber, The Long Shadow of German Colonialism. Amnesia, Denialism and Revisionism, London (Hurst Publishers) 2024, 416 p., ISBN 978-1-80526-045-5, EUR 40,00., in: Francia-Recensio 2025/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109748