Cet ouvrage allemand paraît au moment où, en France, on constate un regain de dynamisme de l’historiographie queer et LGBT*.1 Les ouvrages publiant des sources historiques, qui sont pourtant des outils pédagogiques utiles, sont devenus rares, en raison d’une certaine réticence des éditeurs. On peut donc se réjouir de la publication de ce manuel (Handbuch) à destination d’un public chercheur, étudiant et enseignant (2e et 3e cycle) des pays de langue allemande, mais aussi au-delà, notamment parmi les chercheur, chercheuses, apprenants et apprenantes, en civilisation allemande et en German Studies intéressées par l’histoire queer.
Ce manuel est issu d’un réseau de recherche financé par la Deutsche Forschungsgemeinschaft. Le réseau, intitulé »Queere Zeitgeschichten im deutschsprachigen Europa«, est hébergé par le Département de didactique de l’histoire de la Freie Universität Berlin (FUB). Le manuel est coordonné par trois spécialistes de l’histoire queer du monde germanophone: Andrea Rottmann (FUB), Martin Lücke (FUB) et Benno Gammerl (Institut universitaire européen de Florence). L’ouvrage se concentre sur l’Europe germanophone après 1945,2 principalement les deux Allemagnes puis l’Allemagne unifiée, mais aussi la Suisse et l’Autriche et, plus marginalement, le Luxembourg. Par les notions mobilisées et l’historiographie listée dans la bibliographie finale, fort utile, on perçoit l’effet de la circulation entre la recherche germanophone et le monde anglophone … et, il faut bien le dire, le déficit de réception croisée franco-allemande en matière d’histoire du genre et de sexualités,3 ce que l’on ne peut que regretter.
Rédigé par un collectif de chercheuses et chercheurs dont les objets, spécialités et méthodologies sont différents, les contributions s’inscrivent toutes dans la perspective des études queer, qui interrogent les binarités des rapports sociaux, en particulier en matière de genre et de sexualités. L’introduction générale donne une définition de »queer« qui fait consensus parmi les chercheuses et chercheurs: le terme désigne différentes formes de sexualité et de genre qui s’écartent de la norme de leur époque, notamment les relations entre personnes de même sexe ou les incarnations non normatives du genre, que l’on appelle aujourd’hui trans*, inter* ou non binaires (16). Au-delà, une »perspective queer« sur l’histoire et ses sources vise aussi à déstabiliser les savoirs constitués et à ouvrir à de nouvelles possibilités d’interprétation. En cela, l’histoire queer a partie liée avec l’histoire des groupes minorisés et racisés. Or l’historiographie a retenu pour l’instant principalement l’histoire des hommes gays blancs urbains et bourgeois qui, bien que discriminés dans l’ordre des sexualités, n’en profitent pas moins, pour certains, des »dividendes du patriarcat«. Cela se traduit par une plus grande accessibilité aux ressources discursives et mémorielles et à une plus grande visibilité de leurs actions passées. Par conséquent, les traces historiques de ces actions sont surreprésentées dans les archives. Ce manuel est pensé comme un correctif à cet écart de représentation. Il fait une place aux subjectivités lesbiennes, trans* et non binaires, mais aussi aux subjectivités rurales. Il fait entendre des voix militantes, qui ont façonné la mémoire LGBT* dans des espaces non institutionnalisés. On notera toutefois que les subjectivités queer racisées sont peu présentes.
L’ouvrage reflète un processus d’écriture collective, que l’on imagine chronophage, mais qui constitue un fort intérêt de lecture. En effet, les textes ainsi produits sont particulièrement problématisés. Plus qu’un bilan (ou un »livrable«!), il faut voir dans cette publication un work in progress qui pointe des zones d’ombre et ouvre des perspectives de recherche. L’ouvrage, dont le focus thématique est l’Espace (Räume), inaugure une série qui comptera deux autres volumes: Différences (Differenzen) et Mouvements (Bewegungen).
La métaphore spatiale est centrale pour l’historiographie queer. Dès 1970, Rosa von Praunheim, dans son film-culte Ce n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la société dans laquelle il vit, forgeait un slogan durable pour le mouvement gay ouest-allemand: »Sortez des toilettes, investissez la rue!«. L’entrée par les lieux participe pleinement du »tournant spatial« et de la géographie des sexualités et du désir.4 L’espace est social: produit d’interactions et de représentations, il façonne des subjectivités, comme le rappelle le cadrage thématique (35–49). Dans un mouvement double, le propos porte à la fois sur les lieux queer dans l’histoire du temps présent, et sur une lecture et un investissement queer de l’espace. Parmi les premiers, on pense au »placard«, bien sûr, mais aussi aux safe spaces communautaires (discothèques, bars, gayborhoods ou Queertel en allemand) ou aux espaces de cruising (»tasses«, saunas, et jusqu’aux pratiques de cruising lesbien). Ces espaces de rencontres ont sans cesse été reconfigurés, par la surveillance policière, par l’épidémie de VIH, par la gentrification urbaine ou, plus récemment, par de nouvelles pratiques spatiales liées aux applis de rencontre. Par ailleurs, l’espace connaît aussi des usages queers qui en détournent les fonctions. Cette »queerisation« remet ainsi fondamentalement en cause le binarisme entre espace privé et espace public. Des lieux comme le théâtre, le bar, le café ou le domicile sont à l’origine de communautés affectives non binaires. Enfin, l’expérience queer de l’espace inclut aussi les lieux où l’on surveille et punit, et qui constituent d’ailleurs une des sources majeures (et biaisées) des historiens et historiennes: sources policières, judiciaires, hospitalières…
Dans une démarche didactique, le manuel comporte deux parties. La première est consacrée à des analyses et points historiographiques problématisés sur des notions centrales des spatialités queers: archives, bars et clubs, lieux de cruising, espace domestique, espaces d’empowerment (comme le »dojo féministe«), institutions (pénales, psychiatriques, éducatives), théâtres et autres scènes, espaces virtuels… Dans une deuxième partie sont publiés des extraits commentés de sources primaires variées (textes, dessins, photos, schémas, cartes). On y trouve des ego-documents (albums-photo, témoignages), de la littérature »grise« provenant d’associations et de collectifs, les pages d’un guide touristique lesbien de Berlin dans les années 1990, des petites annonces parues dans la presse ou encore des scripts de films et de pièces de théâtre… Il est néanmoins fort dommage que le porno soit absent, alors même qu’il constitue un élément important des vies affectives et de l’imaginaire spatial gay et queer. Parmi les sources produites par l’activité répressive et la surveillance des minorités sexuelles, on retiendra un extrait du rapport d’une »collaboratrice officieuse« (Inoffizielle Mitarbeiterin ou IM) de la police politique Stasi en RDA, qui retrace en détail un réseau de sociabilité lesbienne, ou bien le croquis préalable à une »descente« dans un bar gay de Berlin-Ouest en 1957, qui montre que la police avait une connaissance intime des lieux. Ces sources primaires sont largement issues des »archives d’en bas«. Le monde germanophone en compte beaucoup, dont certaines ont une existence de plusieurs décennies: Schwules Museum et archives lesbiennes Spinnboden à Berlin, Schwulenarchiv en Suisse, archives QWIEN à Vienne…5
Bref, on se réjouit de cette publication enthousiasmante, dont l’intérêt est de montrer – à même les sources primaires – comment des normes de genre sont produites par l’espace, mais aussi, et surtout, comment des subjectivités queer, trans* et non binaires se sont fait une place dans leur contexte historique respectif. Personne ne pourra plus dire que ces subjectivités sont une invention du XXIe siècle!
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Patrick Farges, Rezension von/compte rendu de: Andrea Rottmann, Martin Lücke, Benno Gammerl (Hg.), Handbuch Queere Zeitgeschichten. I: Räume, Bielefeld (transcript) 2023, 280 S., 15 s/w Abb. (Historische Geschlechterforschung, 9), ISBN 978-3-8376-6454-6, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2025/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109752