»Peut-on faire l’histoire d’un objet sans qualité particulière et en somme toute banal?« (11). C’est par ce questionnement que l’historien Thibault Tellier commence de manière provocatrice son dernier ouvrage, paru en 2024. Et c’est par l’affirmative qu’il y répond, grâce à une analyse soignée et rigoureuse qu’il mène tout au long de cette somme entièrement consacrée à l’étude de la banlieue, dont il démontre, au contraire, les traits spécifiques.
Le livre est doté de bornes chronologiques généreuses, explorant une période qui démarre à la fin du XIXe siècle et s’étire jusqu’au présent. Le choix d’une telle structure est certes classique, mais il s’avère efficace et agréable à suivre par rapport à une approche thématique, qui aurait forcé le lecteur à des fatigants allers-retours temporels. Des fils rouges thématiques émergent d’ailleurs tout au long de l’ouvrage.
Dès le début, Tellier prend en compte la nature ambivalente et parfois insaisissable de son objet d’étude. S’en tenant bien loin des simplifications, l’auteur rajoute de la complexité dans le récit de la banlieue, un terme pas forcément connoté négativement en français, en insistant sur son ambiguïté et ambivalence. Effectivement, plusieurs types de banlieue coexistent, et cela depuis la fin du XIXe siècle: la banlieue »noire« industrielle, la banlieue »nourricière« agricole, la banlieue de villégiature, etc. Cet espace aux contours géographiques et sociaux flous est aussi bien l’oasis d’air pur et de paysages chers aux impressionnistes que l’endroit privilégié des industries les plus polluantes. Comme l’affirme Tellier, »l’histoire de la banlieue est plurielle, complexe, difficile à saisir. (…) Appréhender son histoire propre nécessite pourtant de se départir des préjugés qui figent son identité à partir des représentations actuelles« (20). Ne serait-ce pas, justement, le caractère ambivalent de la banlieue qui entrave sa compréhension profonde et l’écriture de son histoire? La non-homogénéité de la banlieue est-elle, finalement, l’un de ses traits principaux?
Pour cette raison, on salue avec enthousiasme la capacité de l’auteur à restituer une image multiforme et caléidoscopique de la banlieue, à partir de ses multiples réputations. Se confiner à l’espace étroit du juste milieu n’était pas une tâche anodine pour l’auteur, car le risque d’alimenter la stigmatisation de la banlieue en s’y penchant reste, malheureusement, à portée de main. Tellier le démontre au cours de son livre, lorsqu’il revient sur la médiatisation de cet espace urbain et social, notamment lors des émeutes urbaines qui, depuis la fin des années 1970, ont cristallisé une image négative de la banlieue, en rajoutant le trait de la violence à une mauvaise réputation déjà bien installée. Sans aucun doute, la maitrise d’un récit équilibré pour décrire la banlieue, tout au long de l’ouvrage, relève d’une véritable réussite. À côté des aspects sombres, Tellier souligne les énergies propres à la banlieue qui, sur la longue durée, a souvent été synonyme d’un espace d’expérimentation sociale et urbaine. C’est ainsi qu’il arrive à sortir du script de la victimisation de la banlieue »qui tendrait à faire d’elle l’éternelle perdante des recompositions de la France du XXe siècle et la sempiternelle dépendante des aides publiques« (13).
Tellier analyse dans quelle mesure la banlieue, considérée comme un espace chaotique à l’étalement anarchique épicentre des peurs urbaines comme autrefois l’étaient les faubourgs, a fait depuis le XIXe siècle l’objet d’initiatives publiques pour y remettre de l’ordre sur le plan urbanistique et social. Il revient à plusieurs reprises sur l’engagement de différents acteurs politiques, notamment le parti communiste, et religieux (catholiques d’abord, puis musulmans) dans la banlieue, tout comme sur le rapport de dépendance entre la ville-centre et la banlieue. C’est dans ce contexte que le thème des infrastructures revient périodiquement dans la définition des politiques publiques pour la banlieue, ainsi que le sujet du logement.
Dès les origines, la banlieue est l’endroit privilégié pour expérimenter des nouvelles formes d’habitat non dépourvues d’ambitions sociales ou carrément utopiques: des cités jardins et des habitations à bon marché (HBM) de la fin du XIXe siècle jusqu’aux grands ensembles et villes nouvelles des Trente Glorieuses. Toutefois, suivant son ADN d’ambivalence, la banlieue est aussi l’endroit des bidonvilles, d’exemples d’habitat insalubre, et, à partir des années 1970, le synonyme de ségrégation sociale qui inquiète les pouvoirs publics, craignant une ghettoïsation sur le modèle états-unien de certaines cités de grands ensembles, autrefois symboles du rêve moderne vite transformé en cauchemar.
Un fil rouge que Tellier souligne dans son analyse de l’attitude des pouvoirs publics envers la banlieue est l’idée que le logement soit un facteur clé de la paix sociale. C’est pour cela que les initiatives publiques pour la banlieue se sont souvent penchées sur ce sujet, fidèles au mythe selon lequel on pourrait résoudre les inégalités à partir des actions sur le logement et l’habitat. Tout au long de son analyse, l’auteur illustre brillamment le perpétuel va-et-vient de l’approche des pouvoirs publics entre traitement spatial et traitement social des »problèmes« de la banlieue. Cependant, le bilan s’avère décevant, car les différentes mesures prises demeurent sur le long terme insuffisantes face à un décalage apparemment insurmontable entre le temps court des besoins et le temps long des réponses.
Alors que le livre retrace pour une bonne partie des moments clés d’histoire politique de la banlieue, il ne faut pas néanmoins passer sous silence la quantité et l’hétérogénéité des sources mobilisées, qui »donnent de la chair« (21) et humanisent cette histoire également culturelle et sociale hautement complexe. Tellier fait dialoguer la documentation de l’action publique avec les premières études de sociologie urbaine de l’après-guerre, ainsi qu’avec les représentations des médias (presse et télévision) et des sources moins conventionnelles telles que le cinéma, la littérature et la musique. Même si le focus géographique reste placé plutôt sur la capitale, l’auteur ne manque aucune occasion d’amener le lecteur à observer ce qui se passe dans d’autres centres urbains majeurs de l’Hexagone tels que Lyon et Marseille.
Un seul petit bémol: on regrette le manque d’images, tout comme l’absence de cartes, qui auraient permis au lecteur d’appréhender davantage le développement urbain des principales villes françaises citées et de mieux visualiser les transformations des banlieues.
Histoire de la banlieue s’impose déjà comme un classique qui fera sans doute référence dans la recherche future, nationale et internationale. Cette somme invite à se défaire des images reçues de la banlieue et à en écrire l’histoire sans la victimiser, tout en saisissant sa complexité. Des ouvrages dans le même esprit sur les périphéries d’autres villes européennes contribueraient à un enrichissement certain de l’histoire urbaine et sociale du XXe siècle. En s’appuyant sur un large panorama de sources et en déployant une plume autant claire que fluide, Tellier réussit habilement à entremêler l’histoire politique avec l’histoire culturelle et sociale de la banlieue et propose ainsi un récit passionnant, tant pour le grand public que pour les experts de la discipline.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Eleonora Marchioni, Rezension von/compte rendu de: Thibault Tellier, Histoire de la banlieue, Paris (Perrin) 2024, 400 p., ISBN 978-2-262040109, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2025/1, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.1.109756





