Le sujet de l’art visuel de la Grande Guerre est resté longtemps diffus, pris entre cadres nationaux, artistes individuels et focales diverses. L’exposition Vu du front, tenue par le musée de l’Armée et La Contemporaine à Paris en 2014, a montré la variété d’images, tous formats confondus, de la guerre en tant que combat. Des études antérieures avaient défendu des thèses quant au »silence« de l’incommunicable que les soldats peintres peinaient à briser (Philippe Dagen) ou au contraire, à »l’amère vérité« de ce même vécu pour ceux de l’avant-garde (Robert Cork). Mais interroger d’emblée l’énorme masse d’images produites par des peintres (en allant du dessin jusqu’à la gravure) par (et pour) une guerre qui ne se limite pas aux »fronts« mais comprend les arrières et les intérieurs jusqu’aux coins refoulés (les camps de prisonniers) et intimes (les femmes en deuil, les vétérans mutilés), voilà un sujet de taille pour l’histoire de l’art comme pour celle de la guerre, que ce livre ambitieux décide d’explorer.
D’abord la masse: comme souligne Anne-Pascale Bruneau-Rumsey dans l’introduction, l’art visuel a pris une place centrale dès le début de la guerre qui n’a eu cesse de croître au fur et à mesure de l’extension imprévue et des aspects insolites de celle-ci. Reportages, propagande, témoignages, peintures officielles – tout cela appelle une masse d’images créées par des professionnels comme par des amateurs, qui circule dans la presse, par correspondance, et dans les expositions qui fleurissent sur le home front ou circulent en tant que propagande en pays alliés et neutres. De cette production, examinée dans des chapitres sur la Belgique (Sandrine Smets), la France (Sylvie Le Ray-Burimi), la Grande-Bretagne (Sue Malvern) et dans une perspective comparatiste (Marine Branland) se dégagent trois ordres: la presse illustrée (dont les dessins transmettent des visions de guerre que la photographie n’est pas encore en mesure de capter), les artistes »missionnés«, recrutés par des instances officielles pour documenter la guerre en fonction de besoins tant présents (expositions, publications) que futurs (musées) et les soldats peintres, enfin. Car dans la foule d’individus qui constitue la »nation en armes«, sur les fronts, sur la mer, se trouvent beaucoup qui aiment dessiner et peindre. Leurs travaux sont exposés, et certains deviennent officiellement accrédités.
D’où, ensuite, deux interrogations déjà ouvertes par l’historiographie et auxquelles les auteurs apportent des réponses nuancées: Quels sont les »vraies« expériences de cette guerre et comment sont-elles abordées par les peintres? Et où se situe cet effort par rapport à la tradition de la peinture militaire et aux révolutions artistiques de l’avant-guerre? Car la Grande Guerre constitue assurément un tournant dans la représentation de la guerre. Peut-être un peu plus que ne le suggèrent les auteurs, la perspective traditionnelle qui plane sur l’épopée d’une bataille ou qui brosse le portrait d’exploits héroïques n’est pas totalement révolue. C’est le cas pour la presse illustrée et pour certains tableaux des collections nationales australienne et canadienne. Mais comme le montrent bien les auteurs, des artistes et des organisations officielles qui établissent les missions des peintres ont bien la volonté de chercher un nouvel langage visuel pour capter le »front« – cette guerre de siège en rase campagne où, en dehors des grandes offensives, on voit rarement l’ennemi, où jour et nuit s’inversent (l’obscurité favorisant les travaux), et où la mort vient de loin. La vie et la mort dans un paysage en ruines, voilà le défi.
Constater la diversité des réponses stylistiques selon les pays et les artistes constitue un grand apport du livre. Des études de cas sont consacrées au Canada (Laura Brandon), à la Grande-Bretagne (Holly Barton, Anne-Pascale Bruneau-Rumsey) et au groupe français des »Nabis« (Mathias Chivot). S’en dégage, parmi bien d’autres points, l’importance des artistes de l’avant-garde parmi les peintres britanniques officiellement »missionnés«, qui atteignent une réelle notoriété pendant le conflit. De C. R. W Nevinson, dont le tableau glaçant »La mitrailleuse« (1915) capte si bien la puissance destructrice de la guerre industrialisée, jusqu’à Paul Nash avec ses paysages lunaires d’inspiration futuriste, il s’agit d’artistes qui ont frappé les contemporains en alliant l’expérience vécue au style moderniste. La plupart des exemples dans le livre concerne le front de l’ouest, et sans le versant allemand, qui aurait montré la même diversité de visions d’un paysage partagé. Deux fronts sont absents de l’ouvrage: le front austro-italien, qui est relativement connu, et le front de l’est qui, du point de vue artistique, est quasiment inconnu. Mais un beau chapitre par Liliane Louvel sur l’art de Stanley Spencer, infirmier militaire en Macédoine, nous rappelle que l’art d’inspiration religieuse est d’une importance fondamentale dans la guerre comme dans sa commémoration (ici une chapelle privée ornée de fresques d’une résurrection des morts britanniques sur le front de Salonique, réalisées en 1927–1932).
Un autre grand apport du livre est de suivre la peinture loin du front, là où elle explore l’impact de la guerre sur les sociétés comme sur les sorts individuels. Ainsi, Reinhard Johler nous présente l’intérêt parfois anthropologique porté par des artistes allemands et autrichiens sur les prisonniers »exotiques« des armées alliées, tombées entre leurs mains. Andréa Lauterwein nous offre un beau portrait non seulement du deuil de Käthe Kollwitz, artiste célèbre à l’époque qui finit par exprimer le »sacrifice« de son fils Peter, mort en 1914, par la fameuse sculpture Les parents, pliée en chagrin devant le cimetière belge où Peter est enterré, mais d’un ensemble de gravures qui exprime une expérience de mère face à la guerre. Et le volume conclut avec un faisceau de chapitres sur les mutilés de guerre vus par les peintres, les ruines non plus de paysages mais de corps et de visages, dans les tableaux notoires d’Otto Dix (Anne Marno) ou en rapport avec les reconstructions chirurgicales en France (Claire Maingon) et Grande-Bretagne (Emma Chambers).
Enfin, une dernière réflexion: nombre des chapitres effleurent le rôle envisagé pour la peinture dans la commémoration future de la guerre. Mais force est de constater que ce fut rarement elle qui a pu assumer le deuil, la consolation et la mémoire d’un conflit dont même les vainqueurs se doutaient de leur victoire. En fait, c’était l’art en trois dimensions – la sculpture et l’architecture – qui remplissait cette fonction. D’où le sujet et l’importance de ce livre – l’héritage dispersé de la peinture de la guerre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
John Horne, Rezension von/compte rendu de: Anne-Pascale Bruneau-Rumsey, Séverine Letalleur-Sommer (dir.), Les peintres de la première guerre mondiale. Artistes, puissance publique et construction de la mémoire, Paris (Sorbonne Université presses) 2024, 416 p. (Mondes contemporains), ISBN 979-10-231-0608-4, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2025/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.110913