L’aventure du Buhara s’inscrit dans la seconde vague de ralliements des Français libres vers Londres et l’Afrique du Nord, entre octobre 1940 et 1942,1 largement méconnue de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. Cet afflux est beaucoup plus discret que le premier durant lequel, dès le mois d’août 1940, plus de 7000 individus ont rejoint le général de Gaulle. Cette baisse des effectifs est probablement liée à l’attaque de Mers el-Kébir, le 3 juillet 1940, qui a animé un sentiment anglophobe largement exploité par Vichy, mais aussi à la loi du 29 juillet de la même année, condamnant à mort les dissidents, ce qui a certainement dissuadé bon nombre de Français de rallier Londres. C’est dans ce contexte que Louis Delabruyère, père de l’auteure, et quinze autres compagnons tentent néanmoins leur évasion et embarquent à bord d’un chalutier, le Buhara, le 12 février 1941 en partance de la baie de Fresnaye vers l’Angleterre.

À titre de complément, d’autres traversées épiques marquent cette histoire des ralliements. Ainsi, le Trébouliste évacue 108 élèves pilotes et cadres des écoles élémentaires de pilotage 23 et 27 pour l’Angleterre le 18 juin 1940, et 136 habitants de l’île Sein partent entre le 24 et 26 juin 1940.2 La voie des airs est aussi un vecteur de ralliements. Ce moyen de locomotion est néanmoins plus risqué que par la mer, comme en témoigne l’équipage d’un avion abattu à Gibraltar par la défense anti-aérienne espagnole le 30 juin 1940. Ces traversées ne sont pas toujours une réussite comme le prouve l’aventure du Buhara relatée dans cet ouvrage. L’équipage est intercepté par un navire de guerre allemand, le Bernhard von Tschirschky, puis est rapatrié et incarcéré à la prison de Saint-Lô avant d’être jugé par la justice allemande. Le verdict rendu début avril 1941 ordonne la condamnation à mort de Pierre Devouassoud et de Jean Magloire Dorange. Les autres sont condamnés à des travaux forcés à perpétuité, à l’exception du cadet du groupe dont la peine est réduite à 7 ans. Leur sort n’est pas un cas isolé. Par exemple, les sergents Lavogade et Forget sont ainsi fusillés en juillet 1941 suite à l’échec de leur ralliement par voie aérienne.3

Au sujet du sort de l’équipage du Buhara, les survivants sont déportés au bagne de Remscheid-Lüttringhausen en tant que prisonniers politiques. Ces établissements appelés Zuchthäuser restent peu étudiés dans l’historiographie de ce conflit. Ils se distinguent des Strafgefängnisse par un niveau de sécurité plus élevé et par l’incarcération de prisonniers condamnés à des peines particulièrement lourdes (prisonniers de droit commun et politiques). Cependant, avec 15 % des individus déportés depuis la France dans ces Zuchthäuser, le taux de mortalité dans cette catégorie d’établissement est moins élevé qu’ailleurs.4 Sur les quatorze condamnés du Buhara, deux périssent en captivité. Leur sort n’est pas un cas isolé. Par exemple, les sergents Lavogade et Forget sont ainsi fusillés en juillet 1941 suite à l’échec de leur ralliement par voie aérienne.5 Les conditions de détentions, les actes de tortures et l’espérance ponctuent le récit de Louis Delabruyère, dont les impacts psychologiques ne sont pas négligés par l’auteure. En effet, à la libération du bagne, il décide de rester sur place plus longtemps, afin d’utiliser cette période comme une transition nécessaire vers un retour à une vie normale.

La trame de ce récit a été relatée d’une seule traite par Louis Delabruyère en 1987 via un enregistrement de 3h30 effectué par sa fille, Isabelle Delabruyère-Neuschwander, ancienne directrice des Archives nationales et inspectrice des affaires culturelles. Ce témoignage est d’une étonnante fiabilité et est confronté et complété par un corpus de sources diversifiées récoltées en France, en Allemagne et aux États-Unis, certifiant la maîtrise de l’auteure. Cet ouvrage est ainsi une référence méthodologique pour tous ceux souhaitant retracer le parcours de leurs aïeuls durant la Seconde Guerre mondiale mais il est aussi, par son aspect novateur, une source d’inspiration pour tout historien.

L’alliage entre l’intime et la rigueur historique est un franc succès: en effet, le risque aurait été d’écrire une histoire personnelle sans prendre de distance avec l’objet d’étude. Ainsi, à partir de ce passé familial, il a été possible d’écrire tout un pan de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. De surcroît, cette publication est accessible à un large public grâce à la présence de nombreuses illustrations exécutées par le frère de l’auteure, de clichés d’archives et de l’emploi d’un style fluide. Un chemin mémoriel en images est d’ailleurs proposé au lecteur à la fin de l’ouvrage en guise de pèlerinage.

Le parcours de Louis Delabruyère livré dans cet ouvrage offre de nombreux éclairages et pistes de recherches, intéressantes à approfondir. En premier lieu se pose la question du sort des dissidents restés aux marges de la France libre. Ils ont pourtant eu la volonté de combattre dans ses rangs et il conviendrait de voir la proportion de résistants malchanceux. Cette narration donne également accès aux récits d’évasions, mentionnés plus haut. D’autres tentatives sont d’ailleurs entreprises par le principal protagoniste lorsqu’il se trouve au bagne de Remscheid‑Lüttringhausen. L’auteure brosse également un tableau de l’univers pénitentiaire allemand en décrivant le quotidien dans les murs de ce bagne, le traitement réservé aux prisonniers et les formes de solidarités apparues lors de la détention. Par le biais de cette expérience carcérale, il s’agit donc de reconstituer l’histoire de cette catégorie de déportés que l’on retrouve aussi dans les prisons franquistes et soviétiques.6

À la lumière de l’ouvrage de l’historienne Claire Andrieux,7 il convient de s’interroger sur l’attitude des Allemands à l’égard de ces aviateurs. En effet, l’accroissement des bombardements alliés en Allemagne à partir de 1943 entraine une hostilité de la population vis-à-vis des navigants, parfois victimes de lynchages. Cette histoire s’inscrit principalement dans celle des Forces aériennes françaises libres (FAFL) dans la mesure où la majorité des protagonistes de ce livre sont des aviateurs. Cet ouvrage invite donc à s’interroger sur leur légitimité à être reconnus comme tels, sans avoir pris part directement aux combats. La dernière partie de l’ouvrage, consacrée à la mémoire de »Ceux du Buhara«, nous fait voyager sur les lieux de mémoire en hommage aux victimes. Comment les survivants et les générations futures entretiennent-ils leur mémoire? Il s’agit finalement de l’une des principales fonctions de ce chef-d’œuvre: transmettre et faire connaître la mémoire d’un père et de ce groupe de résistants de la première heure, incarnant un modèle de résilience.

1 Bertrand Le Bras, Les ralliements dans les forces aériennes françaises libres (juin 1940–juillet 1943): construire une force aérienne, dans: Guerres mondiales et conflits contemporains 289 (2023), 31, DOI 10.3917/gmcc.289.0027.
2 Jean-Charles Foucrier, L’aventure du Buhara – Résistance et déportation 1940–1945, dans: Revue Historique des Armées 314 (2024), DOI 10.3917/rha.314.0142, 142.
3 Germaine L’Herbier-Montagnon, Cap sans retour, Monaco 1948, 195‑198.
4 Erwan Le Gall, Aux sources de ceux du Buhara, dans: Ar Brezel. Guerres et Bretagne 1860–1962, 26 avril 2023, DOI 10.58079/bbqr.
5 L’Herbier-Montagnon, Cap sans retour, 195–198.
6 L’Herbier-Motnagnon, Cap sans retour.
7 Claire Andrieu, Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe 1939–1945, Paris 2021.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Coline Villain, Rezension von/compte rendu de: Isabelle Delabruyère-Neuschwander, L’aventure du Buhara. Résistance et déportation – 1940‑1945, Bayeux (OREP Éditions) 2023, 372 S., ISBN 978-2-8151-0682-5, EUR 24,90., in: Francia-Recensio 2025/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.110915