L’architecture des bâtiments publics soulève des enjeux bien particuliers: parmi les éléments à prendre en considération, on compte les autorités décisionnaires à l’origine de leur conception, les ressources allouées à leur construction et à leur fonctionnement, les enjeux représentatifs qu’ils doivent incarner ou bien encore le public à qui ces édifices sont destinés. Les vingt contributions de l’ouvrage interrogent les bâtiments publics en tant que manifestations architecturales au service du pouvoir. Le recueil étudie les évolutions et les permanences dans la manière dont ces bâtiments contribuent à la construction identitaire, à l’intégration à un nouveau régime politique et à la transition entre des ordres. Les auteurs questionnent ce que l’on entend par architecture publique ou bâtiment public, ils posent une réflexion typologique sur les édifices qui peuvent entrer dans cette catégorie, qui n’est pas tant esthétique, que plutôt politique. Les bâtiments publics entrent en effet dans des dynamiques plurielles qui influencent tant leur architecture que leur esthétique.

Les contributions soulignent les différences existant entre les bâtiments publics, selon qu’il s’agit de bâtiments liés aux villes, aux régions ou à l’État, que les bâtiments accueillent des lieux éducatifs ou des institutions économiques, selon qu’ils sont accessibles à tous ou réservés à un certain public. C’est donc la notion même de »bâtiment public« qui est interrogée: de quel(s) public(s) parle-t-on? Qui sont les usagers de ces bâtiments et qui sont ceux qui contribuent à leur fonctionnement? Toutes les questions soulevées montrent la complexité de ce qu’on désigne comme bâtiment public. Il s’agit d’un ensemble hétérogène et disparate d’édifices et de services. L’ouvrage éclaire les différentes strates de pouvoir politique et de gouvernance qui peuvent coexister dans ces lieux, comment des visions et des enjeux de différents pouvoirs politiques peuvent entrer en conflit et comment les styles architecturaux peuvent conforter ou confronter certaines mesures du pouvoir auprès des publics.

Le cadre géographique de l’ouvrage se révèle à ce titre particulièrement pertinent pour analyser ces différents enjeux d’échelles et de dynamiques. Dans certaines villes ou régions, l’architecture des bâtiments publics est soumise à de réelles restrictions budgétaires, alors qu’ailleurs les bâtiments publics ont une ambition esthétique plus importante ou sont particulièrement adaptés à leur environnement architectural pour s’intégrer au sein d’une topographie et d’un patrimoine culturel préexistant. Il s’agit de montrer comment l’architecture des bâtiments publics donne à voir l’ascension politique de certains groupes ou au contraire, comment l’État assoit son autorité dans ses territoires.

L’ouvrage s’ouvre sur la contribution d’Anna Mader-Kratky, qui montre comment l’administration impériale a développé une approche systématisée pour faire face aux nouvelles constructions publiques, aboutissant à la création en 1783 de la Oberhofbaudirektion, qui a permis une standardisation des normes, des formes et des méthodes, ainsi que par la professionnalisation des pratiques de construction publiques dans l’Autriche joséphiste.

Raluca Mureșan analyse les pratiques de réemploi des édifices, en se focalisant sur la transformation d’anciennes églises en théâtres après de dissolution de certains ordres religieux (1773, 1782). Ces transformations ont affecté l’environnement urbain des édifices et produit des innovations artistiques, en résonance avec les deux concepts centraux de la conception architecturale européenne de »caractère« et de »convenance«.

Marcus van der Meulen consacre son étude à la Pologne du royaume du Congrès, où le jeune État a cherché à moderniser les infrastructures pour affirmer son pouvoir au moyen de nouveaux édifices publics. Mobilisant l’héritage des Lumières en matière de formations des corps professionnels, l’État polonais s’est saisi de l’architecture comme outil pour structurer son territoire à plusieurs échelles: capitale d’État, capitales régionales, capitales des districts.

Elke Katharina Wittich traite de l’application des enseignements des Lumières notamment de l’architecte Karl Friedrich Schinkel. Elle s’intéresse aux spécificités de la construction des bâtiments publics en Prusse, où l’État a développé un système favorisant les interactions entre la formation des architectes à la Bauakademie de Berlin et la Oberbaudeputation.

Richard Kurdiovsky s’interroge sur le lien entre État et style architectural dans le cadre de la Beamtenarchitektur. L’auteur se penche sur des bâtiments publics érigés durant le Vormärz à Vienne, pour discuter l’évolution stylistique et déconstruire certains lieux communs sur l’architecture des bâtiments publics, établis par la littérature scientifique du début du XXe siècle.

Andrea Mayr prolonge la réflexion développée par R. Kurdiovsky en se focalisant sur un bâtiment: le Hauptmünzamt, conçu par Paul Sprenger. L’approche utilitaire et économe sur l’ornementation de Sprenger a contribué à l’émergence d’un style caractéristique de l’époque et dont l’influence est perceptible dans les bâtiments qui voient ensuite le jour.

Jindřich Vybíral se concentre sur le projet d’extension de l’hôtel de ville de Prague et sur la valeur d’identification que peut avoir un bâtiment public à plusieurs échelles. Il souligne les conflits esthétiques et politiques posés par l’extension: l’opposition entre la conservation de l’héritage historique et les nouveaux choix stylistiques reflète les tensions entre l’administration impériale et les élites tchèques du début du XIXe siècle.

Harald R. Stühlinger aborde les enjeux liés aux styles architecturaux post-1848. En prenant l’exemple de la construction de l’église d’Altlerchenfeld à Vienne, les changements sociaux engendrés ont renouvelé les pratiques architecturales, permettant la mise en place d’une loi pour les concours d’architecture.

La contribution de Guido Zucconi traite de créations de bâtiments pour les caisses d’épargne en Italie. Il étudie la manière dont ces nouveaux édifices indépendants deviennent des symboles locaux d’identification lors de l’unification italienne et retrace leur évolution en lien avec les nouveaux canons stylistiques italiens.

Frank Rochow s’intéresse à la maison des invalides de Lviv, dont l’architecture répond davantage à un programme politique qu’aux codes esthétiques liés à ce type d’édifice. Le bâtiment s’inscrit dans les efforts habsbourgeois pour affirmer l’autorité impériale notamment à travers les institutions militaires.

Dragan Damjanović traite de l’architecture des écoles qu’il étudie comme une catégorie de bâtiments publics à part entière, entre 1848 et 1918 dans l’actuelle Croatie. L’auteur compare les styles mobilisés et les architectes sollicités pour la construction de nouvelles écoles selon les modèles typologiques et esthétiques privilégiés par les autorités impériales ou locales.

C’est aussi cet usage du modèle impérial dans le travail des architectes et ingénieurs qu’explore Miroslav Malinović au sujet des écoles construites dans la ville de Banja Luka. L’analyse des différents styles choisis témoigne de l’investissement symbolique impérial dans un de ces nouveaux territoires.

Ajla Bajramović et Caroline Jäger-Klein traitent aussi de la transition entre l’administration ottomane et habsbourgeoise. Elles s’intéressent à la transformation du konak (résidence administrative) de Travnik dont l’architecture a été adaptée sur le plan pratique comme esthétique, puis développée au service de l’administration impériale.

Mattia Guidetti propose une lecture architecturale de l’ancien hôtel de ville de Sarajevo pour montrer que les modèles architecturaux utilisés dans les territoires de l’empire ne sont pas tous importés de Vienne. L’hôtel de ville de Sarajevo donne à voir l’influence de l’architecture islamique notamment le style néo-Mamlouk du Caire.

Julia Rüdiger traite de la Scheriatsrichterschule de Sarajevo comme lieu de formation et édifice représentatif du pouvoir impérial. En alliant les traditions esthétiques locales aux modèles impériaux et aux nouvelles normes internationales, l’architecte Karel Pařík permet de rendre visible la mainmise habsbourgeoise dans le domaine de l’éducation, dans cette école créée pour produire une élite musulmane maitrisant la loi islamique (charia) au service de l’empire.

La contribution de Maximilian Hartmuth développe une réflexion typologique sur ce qui fait qu’un bâtiment est public notamment dans un rapport d’échelles: locales, nationales, impériales. L’auteur propose une étude comparative entre forme et fonction des bâtiments accueillant plusieurs niveaux de gouvernement dans deux régions très différentes: le bassin viennois et le nouveau territoire habsbourgeois de Bosnie-Herzégovine.

Wolfgang Göderle évoque l’importation de mangoustes d’Inde pour régler un problème de surpopulation de serpents dans une île de Dalmatie. Ce cas d’étude donne à voir les enjeux de hiérarchie des pouvoirs entre l’administration centrale viennoise et ses relais locaux, ainsi que les infrastructures, les réseaux et les aires de contrôle de chacune de ces autorités dans l’espace impérial.

Durant les dernières années de l’empire fut mis en projet un parlement régional à Sarajevo, sans que le bâtiment voie le jour. Andrea Baotić-Rustanbegović présente ce projet échoué, en focalisant son analyse sur les difficultés rencontrées tout au long du projet: le choix du lieu d’implantation, le déroulement du concours et les compromis esthétiques pour faire de cet édifice représentatif un centre administratif et intellectuel de la Bosnie-Herzégovine sous contrôle des Habsbourg.

Richard Kurdiovsky traite de la complexité de l’édification des bâtiments publics durant les dernières années de l’empire à l’exemple du musée archéologique de Split. La multiplicité des entités impliquées dans le projet a entravé sa réalisation, puisque chacune de ces entités avait des intérêts propres qui parfois entraient en conflit.

L’ouvrage se termine l’étude de Matthew Rampley sur les crématoriums: ces lieux s’inscrivent tant dans le processus d’amélioration d’hygiène qu’ils répondent aux politiques de sécularisation de l’époque dans les différents territoires d’Europe centrale. Après 1918, le style architectural des crématoriums joue un rôle dans les processus de construction des identités modernes.

L’ouvrage offre une vision assez complète des enjeux entourant les bâtiments publics en Europe centrale de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle. Les contributions sont richement illustrées rendant aisée la compréhension des problématiques présentées par les auteurs et autrices. Les deux index à la fin de l’ouvrage reflètent la diversité des personnes et lieux abordés. Ces études contribuent à une meilleure compréhension des enjeux de conception, d’adaptation et d’exploitation autour des bâtiments publics.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Solène Scherer, Rezension von/compte rendu de: Maximilian Hartmuth, Richard Kurdiovsky, Julia Rüdiger, Georg Vasold (ed.), The Governance of Style. Public Buildings in Central Europe, 1780‑1920, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2023, 403 p., ISBN 978-3-205-21754-1, DOI 10.7767/9783205217541, EUR 70,00., in: Francia-Recensio 2025/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.110921