Dans ce livre ambitieux qui s’organise en grands chapitres thématiques et puise ses exemples aussi bien dans les guerres de l’ancienne Mésopotamie que dans les conflits consécutifs aux attentats du 11 septembre 2001, Beatrice Heuser s’inspire de deux traditions historiographiques: l’histoire militaire, dont elle est une experte reconnue et célébrée, et l’histoire des idées dans ses limites les plus larges, puisqu’il n’est pas question ici seulement de stratégie mais aussi de problèmes politiques, légaux ou éthiques. Certes, l’ouvrage est centré essentiellement sur le monde et le savoir occidentaux, c’est-à-dire les traditions gréco-romaine et judéo-chrétienne interconnectées, alors que l’historiographie récente cherche de plus en plus à adopter une approche globale du phénomène guerrier: histoire des circulations d’idées, de leurs influences mutuelles, de leurs hybridations à l’échelle mondiale.
Mais peut-on réellement considérer cette focalisation géographique et culturelle comme une limite pour une somme remarquablement nuancée et documentée qui interroge l’évolution du phénomène guerrier sur la longue durée, tandis que la plupart des synthèses équivalentes débutent avec la Révolution française ou les guerres napoléoniennes? En la lisant, on ne peut manquer également de s’interroger sur la manière dont le retour en force des guerres interétatiques, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, intervenue au moment où paraissait le livre, aurait pu infléchir ou nuancer certaines conclusions. Il n’en reste pas moins que nous sommes face à une synthèse impressionnante de densité et d’érudition, et qu’il faut savoir gré à Beatrice Heuser d’avoir relevé un tel défi.
Son ouvrage part d’une question centrale: comment les idées, les normes, les croyances, en d’autres termes les facteurs culturels propres à une société ou une civilisation, déterminent-ils les pratiques de la guerre, l’engagement initial, le développement des hostilités, les stratégies, les formes de violence admises ou réprouvées et, si l’on se situe à l’échelle des combattants et des civils, les sacrifices que des individus peuvent endurer par adhésion à des valeurs collectives ou par hostilité à un ennemi dont la désignation peut procéder de catégories aussi diverses que l’appartenance nationale, la classe sociale, ou la religion? Ce faisant, Beatrice Heuser prend aussi des distances avec une vision linéaire d’une histoire de la guerre selon laquelle l’activité guerrière, partie de petits conflits intraétatiques, aurait ensuite évolué vers des guerres interétatiques de plus en plus importantes, c’est-à-dire de la guerre limitée vers la guerre totale, d’affrontements symétriques vers des guerres asymétriques. L’évolution des pratiques et des pensées de la guerre est évidemment plus chaotique, et l’impression de nouveauté souvent erronée: »L’identification de ›nouvelles‹ guerres est due en partie à l’ignorance historique, en partie à l’influence durable du paradigme de la grande bataille et à la concentration excessive des stratèges et des politologues modernes sur l’histoire depuis Napoléon seulement«, avance-t-elle (58).
Car lorsqu’on parle de guerre, de quoi parle-t-on? Outre la longue durée dans laquelle il s’inscrit, cet ouvrage explore également les formes variées que peut prendre l’activité guerrière, lui rendant ainsi toute sa complexité: raids et massacres, batailles, guerres de siège et campagnes militaires font l’objet d’une présentation typologique et conceptuelle (chapitres 2 et 3), avant que soit abordées les causes et origines de la guerre (chapitre 4), les traditions de la guerre juste et les buts de guerre (chapitres 5 et 6), les limites du monde combattant, en d’autres termes qui est supposé participer à la guerre et qui combat (chapitre 7), les définitions variées de l’ennemi (chapitre 8), les contraintes traditionnelles et légales qui régissent l’activité guerrière (chapitre 9) et comment elles se traduisent dans les pratiques de la guerre, par exemple en ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre, le ciblage des civils ou l’occupation d’un territoire (chapitre 10).
Dans chacune de ces perspectives thématiques successives, Beatrice Heuser analyse avec précision de quelles manières s’articulent idées et pratiques de la guerre, en les replaçant dans leur contexte culturel le plus large, qu’il s’agisse de l’évolution de l’ordre international, d’une anthropologie de l’humanité et de l’inhumanité, de valeurs morales comme l’honneur ou des formes du sacré. L’enjeu n’est pas simplement une meilleure compréhension du phénomène guerrier, mais aussi une vision plus lucide de notre rapport à la guerre. »Si l’on considère que la guerre est un élément éternel de l’interaction sociale, on ne prendra pas le risque d’abandonner les structures qui la perpétuent pour construire de nouvelles structures qui pourraient permettre une coexistence pacifique sans guerre«, explique-t-elle. »Les structures qui perpétuent la guerre – des États souverains ayant le plein contrôle de leurs forces armées et revendiquant le droit de faire la guerre chaque fois que cela sert leurs intérêts – peuvent empêcher la création de nouvelles structures qui seraient nécessaires pour mettre en place d’autres modes de règlement des différends entre pays, fondés sur la justice et non sur la force« (148–149). À une époque de menaces grandissantes sur le droit international hérité de 1945, la lecture de cet ouvrage aussi foisonnant que rigoureux n’a jamais été autant nécessaire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bruno Cabanes, Rezension von/compte rendu de: Beatrice Heuser, War. A Genealogy of Western Ideas and Practices, Oxford (Oxford University Press) 2022, 432 p., ISBN 978-0-19-879689-3, DOI 10.1093/oso/9780198796893.001.0001, GBP 34,00., in: Francia-Recensio 2025/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.110922