Kai Sina, titulaire de la chaire Lichtenberg de littérature allemande et de littérature comparée (avec une dominante d’histoire de la littérature transatlantique) à l’université de Münster est spécialiste du centre Thomas Mann et des études sur son œuvre. Avec Hans‑Rudolf Vaget, il édite les essais de Thomas Mann pendant ses années d’exil aux États-Unis (1939-1945). Il en présente un résumé dans cet ouvrage.

À l’opposé de son frère Heinrich, Thomas Mann s’affirme en 1918, dans les Betrachtungen eines Unpolitischen (1915–1918), proche des membres de la Révolution conservatrice, à la fois anti-français, anti-britannique et anti-démocratique, défendant le torpillage du Lusitania et une germanité incompatible avec les principes démocratiques occidentaux. Il affirme aussi le particularisme de l’Allemagne entre l’Est et l’Ouest et prône la soumission absolue à l’Empire allemand. En outre, l’intellectuel doit selon lui se garder de toute prise de parti.

Mais en octobre 1922, après l’assassinat de Walther Rathenau par l’Organisation Consul en juin 1922, le discours de Thomas Mann, Von deutscher Republik à Berlin, à l’occasion du soixantième anniversaire de Gerhart Hauptmann, marque un revirement. L’auteur y appelle à la responsabilité de chacun pour la défense de l’État démocratique et pour la République. Il fait partie de ceux qu’on appelle les Vernunftrepublikaner, des républicains par raison, qui prêchent république et démocratie. Dans son Journal, on remarque aussi comment il s’efforce de multiplier les efforts de persuasion de son auditoire.

Après les élections de septembre 1930 qui voient les Allemands voter à 18,3 % pour Hitler, Thomas Mann prend en compte dans son discours, Deutsche Ansprache, avec le sous-titre Appell an die Vernunft, l’évolution de la situation économique et financière de l’Allemagne en tant qu’explication du naufrage. Il y voit une césure significative qui l’amène à prendre parti de manière virulente contre le fanatisme et pour la rhétorique d’une Allemagne plus mesurée aux côtés de la social-démocratie comme rempart contre Hitler. Des groupes de perturbateurs, dont Arnolt Bronnen, Ernst et Friedrich Georg Jünger, se sont alors mêlés dans le Beethovensaal berlinois à des SA pour l’empêcher de parler. En vain! Dans Rede vor Arbeitern in Wien (1932), Thomas Mann retrouve la verve de Die deutsche Ansprache avec toute la virulence de sa dénonciation. Mais dès la prise du pouvoir nazie, en février 1933, il n’est pas en mesure de prononcer son Bekenntnis zum Sozialismus. Il se réfugie en Suisse.

En octobre 1933, le premier tome de la tétralogie du Roman de Joseph, Die Geschichten Jaakobs paraît en Allemagne. Cet »ouvrage de l’antifascisme et de la résistance« selon Thomas Mann est salué par le public avec la vente de 25 000 exemplaires. Ainsi, le prix Nobel de 1929 continue à publier dans l’Allemagne nazie tout en insistant sur le rôle de la tradition juive et du judaïsme dans ses interventions. Il s’attire la critique des émigrés et de ses proches pour ne pas attaquer ouvertement les nazis et déployer une trop subtile stratégie de communication politique, proche de l’opportunisme. Il faut attendre 1936 et le retrait de son doctorat d’honneur par l’université de Bonn, puis la déchéance de sa nationalité allemande pour qu’il évolue.

Il émigre aux États-Unis en 1938 et poursuit des séries de tournées bien accueillies et très lucratives à travers le pays, près d’une centaine en tout. Dans ses interventions, souvent auprès d’organisations juives, il s’exprime sur la situation dans le monde, la liberté, la démocratie sous l’œil attentif du FBI. Ses 58 discours An deutsche Hörer, émis sur les ondes de la BBC entre 1940 et 1944, s’adressent aux Allemands, appellent à la résistance et font œuvre de contre-propagande. En 1942, il est question des crimes nazis contre les Juifs, des camps d’extermination, en avril 1943 de la destruction du ghetto de Varsovie. En juin 1943, il évoque la Rose blanche, avec l’exécution de Hans et Sophie Scholl, qui le touche profondément. La bibliographie de Thomas Mann dépasse les 300 publications non littéraires entre 1939 et 1945.

Il s’agit aussi de défendre la culture juive comme moyen de répondre à l’antisémitisme. Mais quand il prend conscience en 1944 de l’ampleur de la Shoah après cinq ans de nazisme, Thomas Mann ne peut que soutenir le droit des Juifs à trouver une terre d’asile, éventuellement en Palestine, et accorde son soutien à Chaim Weizmann, président de l’organisation sioniste mondiale et futur président israélien, pour une solution nationale de la question juive. Après bien des péripéties, David Ben Gurion proclame l’indépendance de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Thomas Mann a certainement fait tout son possible pour influencer positivement une prise de décision par le président Truman en faveur d’une partition de la Palestine entre Arabes et Juifs. Des titres comme Die deutschen KZ (aussi paru sous le titre Thomas Mann und die deutsche Schuld, 1945) parus dans la presse d’occupation américaine en témoignent.

Pour Kai Sina, il n’y a qu’un pas à franchir pour faire de Thomas Mann un »activiste sioniste«, une affirmation que l’on peut juger excessive. Pour défendre sa thèse, il effectue un travail minutieux. Il synthétise des déclarations et des prises de position éparses en soulignant les continuités et les ruptures. Une démarche indispensable selon lui à la compréhension profonde de Thomas Mann au-delà des grands textes des années 1930.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Kai Sina, Was gut ist und was böse. Thomas Mann als politischer Aktivist, Berlin (Propyläen Verlag) 2024, 304 S., ISBN 978-3-549-10085-1, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2025/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.110933