Uwe Wittstock, rédacteur du Focus jusqu’en 2018, a également travaillé comme éditeur chez Fischer et co-dirigé la rubrique culturelle et littéraire de Die Welt. Son bestseller, Februar 1933. Der Winter der Literatur, traduit en neuf langues, est paru chez C. H. Beck en 2021.
Il traite dans son dernier ouvrage, récemment traduit en français,1 du sort de nombreux écrivains et intellectuels antifascistes essentiellement allemands et autrichiens, souvent juifs et/ou communistes, qui ont trouvé refuge en France. Après la déclaration de guerre et la défaite française de 1940, la France est coupée en deux: la zone libre et la zone occupée. Les réfugiés qui avaient échappé dans un premier temps aux nazis et à la Gestapo, se trouvent bloqués dans une souricière à Marseille, l’un des ports d’où ils pourraient s’embarquer pour les États-Unis ou d’autres pays. Nous ne reviendrons pas sur la chronologie bien connue des événements historiques marquants.
Wittstock met l’accent sur l’aide qu’un jeune Américain et son équipe apportent aux réfugiés pour leur procurer des »Danger Visas«, des affidavits et de l’argent pour quitter la France, souvent par des sentiers de montagne pour passer la frontière espagnole et continuer vers Lisbonne. C’est le fil rouge qui sous-tend le récit, de fait une biographie de Varian Fry jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale. Varian Fry est le type même de l’intellectuel new-yorkais. Fils d’un agent de change, il est devenu un brillant journaliste après ses études à Harvard, passionné par l’avant-garde littéraire, musicale et picturale. Il est promu à un bel avenir avec le poste de rédacteur en chef de la revue Living Age.
Mais, dès 1935, date du Congrès antifasciste de Paris, il arrive en Allemagne avec l’objectif de mieux comprendre la menace représentée par le régime nazi. Fry sillonne l’Allemagne, rencontre des personnes à interviewer. Dès son arrivée, il assiste à l’assaut mené par des troupes de SA sur le Kurfürstendamm à Berlin contre des cafés juifs et leurs attaques contre des personnes qu’ils supposent être juives, sans que la police présente sur les lieux n’intervienne en leur faveur. Fry est révolté par cette violence déchaînée contre des victimes innocentes et sans défenses.
L’ouvrage évoque les cas des personnalités les plus connues. Pour les présenter, Wittstock privilégie les détails pittoresques, voire croustillants, tirés d’écrits autobiographiques et de correspondances, car il ne s’adresse pas à des universitaires. Il évite donc les notes de bas de page et les références multiples issues d’archives. Wittstock a aussi un traitement de l’information bien à lui, car il présente des suites d’épisodes qu’il arrête au moment crucial pour maintenir le suspense et inciter le lecteur à poursuivre sa lecture.
Varian Fry parvient à réunir 34 000 dollars pour fonder en 1940 l’Emergency Rescue Comitee (ERC) en organisant un banquet au Commodore Hotel (128). Les exilés en péril lui doivent leur salut.
Les situations des exilés sont très différentes. Si, en 1940, Thomas Mann, prix Nobel de littérature en 1929, se trouve déjà en sécurité, c’est qu’il a accepté le poste de professeur qu’on lui a offert à Princeton. La situation est toute autre pour son frère aîné Heinrich qui, plus marqué à gauche et soupçonné d’être un fellow-traveller des communistes, ne peut compter sur les mêmes soutiens outre-mer et vient de terminer son roman historique Henri Quatre qui ne peut paraître dans l’Allemagne nazie. Sa femme Nelly, ancienne entraîneuse dans un cabaret, est de trente ans sa cadette et l’a suivi par amour dans son dangereux périple. Un autre écrivain fort connu est Lion Feuchtwanger, réfugié à Sanary-sur-Mer et soutenu par Eleanor Roosevelt qui prend souvent parti en faveur des réfugiés. Si Feuchtwanger a dû abandonner sa villa du Grunewald, il continue à vivre confortablement, ayant même emporté sa bibliothèque (25–31). Quant aux Werfel, Alma Mahler-Werfel avait l’habitude de dépenser sans compter et cultivait les liens avec le chancelier autrichien conservateur Kurt Schuschnigg. Tous ces exilés se connaissent et se rencontrent, qu’ils partagent ou non les mêmes opions politiques: Alfred Döblin (déjà naturalisé français depuis 1936), Anna Seghers, Alfred Kantorowicz et bien d’autres… Wittstock n’insiste pas sur leurs écrits ou sur leurs prises de position, mais sur les dangers qui les menacent et sur la manière dont Fry va pouvoir les aider à quitter Marseille. Si ce n’est pas le cas, ils subiront parfois un destin tragique comme deux anciens membres du SPD: Rudolf Hilferding qui, torturé par la Gestapo, meurt dans sa cellule et Rudolf Breitscheid, envoyé au camps de Sachsenhausen, puis de Buchenwald (332). Il décède lors d’un bombardement américain en août 1944.
D’ailleurs, la menace ne vient pas uniquement de la Gestapo. Au moment de la déclaration de guerre, en 1939, les Français internent dans des camps les étrangers allemands et autrichiens, considérés comme des ennemis qui risqueraient de pactiser avec l’Allemagne nazie. On retrouve par exemple au camp des Milles Lion Feuchtwanger, Franz Hessel (jadis Lektor chez Rowohlt), Franz Schoenberner, ancien rédacteur en chef de la revue satirique Simplicissimus, Walter Hasenclever, poète et dramaturge expressionniste. Puis Golo Mann, le fils de Thomas (59) y est transféré tout comme Max Ernst. Dans les Pyrénées, le camp de Gurs, d’abord prévu pour les Espagnols après leur défaite lors de la guerre civile, est réservé aux femmes. Marta Feuchtwanger, Dora Benjamin et Hannah Arendt, par exemple, s’y côtoient. Pour sortir du camp, puis du territoire français, il faut un laissez-passer: un visa de sortie, difficile à obtenir, sans lequel il n’y a d’autre chemin que celui de passer outre la légalité et de fuir vers l’Espagne par les montagnes. C’est le cas pour Feuchtwanger, Heinrich Mann et aussi les Werfel. Walter Benjamin va y laisser la vie, car il se suicide, comme beaucoup, pour échapper à la Gestapo.
On sent Wittstock vibrer de sympathie envers Fry et le petit groupe d’Américains – surtout d’Américaines jeunes, jolies et souvent fortunées – qui permettent à son Centre américain de secours de fonctionner. Par exemple Miriam Davenport, arrivée à Marseille avec un passeport périmé et sans le sou, qui souhaite rejoindre son fiancé en Yougoslavie (142). Pour elle, pas de problème qui ne puisse être résolu, surtout qu’elle sympathise avec une autre Américaine amoureuse d’un mafioso, Mary Jayne Gold, qui va la soutenir financièrement. Frank Bohn (141) obtient du président Roosevelt des visas américains pour des syndicalistes allemands connus. Otto-Albert Hirschmann soutient Fry par son optimisme. Franz von Hildebrand, qui a déjà travaillé pour un comité de réfugiés autrichiens, fait partie de l’équipe (157–159). S’y ajoutent les passeurs, Lisa et Hans Fittko, qui guident les réfugiés par des sentiers de montagne non surveillés. Quant au caricaturiste Bil Spira, Fry le charge d’imiter les tampons et les signatures sur les papiers officiels (174). Comme Peggy Guggenheim, il s’enthousiasme pour l’exposition organisée en 1941 par Max Ernst et Leonora Carrington dans les jardins de la Villa Air Bel louée par Mary Jayne Gold (287) et devenue le centre de l’avant-garde picturale.
En 1941, le président Roosevelt, par souci électoral, met fin au Emergency Visa Program (316), ce qui rend plus difficiles encore les démarches des réfugiés et ne leur laisse que le Mexique, Cuba, le Maroc ou le Brésil comme alternative. Fry est fort choqué par l’attitude du consul Fullerton qui ne le soutient pas, contrairement au vice-consul Hiram Bingham. Les dissensions avec l’antenne new-yorkaise du ERC ne font que s’accentuer. Fry ne peut faire renouveler son passeport américain que s’il accepte de rentrer à New York, ce qu’il ne souhaite pas. Sans passeport valide, il est arrêté pendant l’été 1941. L’attitude hostile de l’ambassadeur américain à Vichy, William D. Leahy, est un poids supplémentaire. Fry passe par Barcelone puis Lisbonne et ne réserve son passage pour New York que début octobre.
Entre 1942 et 1944, Fry rédige ses souvenirs, mais son livre Surrender on Demand, paru en 1945 n’a que peu d’échos. Il est surtout très déçu par le silence des artistes qu’il a aidés lorsqu’il leur demande de contribuer à la publication d’un livre sur leurs aventures et doit abandonner ce projet. Il peine à trouver un emploi après avoir quitté The New Republic qui lui semble trop favorable à l’URSS et gagne sa vie en faisant de la publicité. Il faut attendre 1967, peu de temps avant sa mort, pour le voir décoré de la Légion d’honneur au Consulat français de New York.
Cet ouvrage, destiné à un large public, est enrichi d’un index et de brèves biographies des principaux protagonistes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Uwe Wittstock, Marseille 1940. Die große Flucht der Literatur (C. H. Beck) 2024, 351 S., 28 s/w Abb., 2 Karten, ISBN 978-3-406-81490-7, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2025/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.110946