Chroniqueur célèbre ayant fait les délices des éditeurs de textes, Geoffroy de Villehardouin a moins passionné les historiens, même si la maigre documentation le concernant a rendu la tâche de ceux-ci particulièrement exaltante. D’ailleurs, ainsi que le remarque l’auteur lui-même, la vie et les actions du maréchal ont suscité moins d’intérêt que sa prose. Il faut donc saluer avec enthousiasme la publication de cette biographie, la première depuis celle que lui a consacrée J. Longnon en 1939.
Quatrième fils d’un petit chevalier champenois, né vers 1148, Geoffroy de Villehardouin connut une carrière remarquable, comme maréchal de Champagne au service d’Henri II puis de Thibaud III (pour lequel l’auteur suppose qu’il aura été plus qu’un mentor, peut-être un père de substitution), principal organisateur de la quatrième croisade, chef de l’expédition ayant conduit à la prise de Constantinople, enfin maréchal de Romanie au service des empereurs latins.
L’ouvrage de Theodore Evergates revient largement sur ces différentes étapes, et en particulier sur les cinq premières décennies de la vie de Geoffroy, les plus mal connues, avant le départ pour l’Orient (environ 60 pages d’un ouvrage qui en compte 185, sans les annexes). Outre son rôle au service des comtes de Champagne, ses activités personnelles sont détaillées autant que possible. On apprécie d’avoir en annexe la liste de ses chartes: trente-trois dont il est l’auteur, auxquelles s’ajoutent soixante-et-une où il apparaît comme témoin. L’étude de ces pièces permet de cerner l’action personnelle d’un seigneur et officier champenois, dans l’organisation de son domaine et la gestion de ses biens (ventes, échanges, conflits) comme dans le soin constant de sa famille (dotation de ses filles religieuses, souci du salut de ses proches). Les donations pieuses qu’il consent à plusieurs reprises dessinent la géographie des établissements religieux des environs qu’il a privilégiés, notamment Notre-Dame-aux-Nonnains, le prieuré de Foissy ou l’abbaye de Quincy. Grâce à cet exposé approfondi des sources originales et à la présentation du contexte champenois des années 1170, l’auteur réussit à retracer de manière fine les réseaux, qu’ils soient familiaux, seigneuriaux, militaires ou urbains, dans lesquels évolue le jeune Geoffroy, relations qui permettent de consolider la position sociale de ce cadet de famille. Beaucoup de ces compagnons, tels Milon le Bréban, Henri d’Arzillières ou Oger de Saint-Chéron se retrouveront à ses côtés au tournoi d’Écry puis lors de l’expédition vers Constantinople. L’auteur insiste également, en particulier à travers l’affaire du maréchal Érard d’Aulnay, sur le rôle des femmes dans ces réseaux, sœurs, veuves ou nièces, membres à part entière de la société nobiliaire champenoise.
Theodore Evergates s’interroge aussi sur les influences littéraires dont Geoffroy de Villehardouin a pu être entouré et qui ont contribué à faire de ce soldat de modeste extraction chevaleresque l’auteur des premières »mémoires de guerre« connues, et du plus ancien texte historique écrit en prose française. Les romans du cycle arthurien Cligès ou Eracle sont évoqués, de même que le De Amore, traité écrit par le chapelain de la comtesse Marie: nul doute que sa fréquentation de la brillante cour champenoise ait pu former son esprit. L’ouvrage montre aussi comment sa présence et son action au sein du comté de Champagne ont transformé cet homme de guerre en négociateur hors-pair, rompu aux arcanes de la vie politique, qualités qui se révèleront tout particulièrement lors de la quatrième croisade et lors de son action auprès de l’empereur latin. L’expédition elle-même est largement détaillée, depuis la navigation vers Constantinople au départ de Venise jusqu’à la prise de la ville après le second assaut, le 12 avril 1204, période à partir de laquelle il est possible de s’appuyer sur le témoignage de Geoffroy pour connaître et comprendre le déroulé des faits et l’histoire des débuts de l’Empire latin. Pour ces événements bien connus, Theodore Evergates recentre ici la focale sur le personnage du maréchal, donnant à celui-ci de l’épaisseur, en insistant tant sur son rôle que sur le point de vue qu’il donne sur les événements auxquels il participe. Cela permet ainsi d’entrevoir quelque peu ce que pouvait être sa personnalité. Les luttes d’influence entre les »hommes de Flandre« et les »hommes de Romanie«, dont Villehardouin fait partie, sont clairement expliquées et on comprend bien ici sa relative mise à l’écart, en raison de ses liens avec Boniface de Montferrat. Là comme en Champagne, il exerce essentiellement un rôle militaire, rendu dramatiquement utile par les menaces régnant autour de Constantinople (on pense à la bataille d’Andrinople, qui voit disparaître plusieurs chefs de la croisade, dont l’empereur Baudouin lui-même). Geoffroy contribue ainsi largement à assurer la survie de l’occupation franque mais aussi des fiefs dont il est gratifié, situés stratégiquement et symboliquement à égale distance des possessions de l’empereur et de celles de Boniface de Montferrat.
On ignore où et quand mourut Villehardouin, peut-être en 1217 ou 1218. Avant cela, il eut le temps d’écrire un des plus fabuleux récits de guerre qui soit, rédigé sans doute vers 1207/1208, la Conquête de Constantinople (dont les manuscrits, éditions et traductions sont listés en annexe de l’ouvrage). Theodore Evergates suggère que l’idée de ce récit aurait pu lui être soufflée par deux lettrés, le chanoine Henri de Valenciennes et le chevalier Pierre de Douai; la situation de Constantinople et de l’Empire, déjà sur le point de s’effondrer, le départ ou la disparition de la plupart de ses compagnons, la mort de son ami Boniface de Montferrat, auraient également pu le pousser à coucher par écrit le récit des dramatiques événements qu’il avait vécus. L’auteur nous confirme que Geoffroy de Villehardouin est un véritable écrivain. Orateur accompli (il rédige souvent à la première personne), il est précis dans ses éléments de narration, cite les lieux et les dates, sait dépeindre de manière captivante les scènes auxquelles il assiste, prises de parole collectives ou scènes militaires (sur les autres aspects, il est souvent beaucoup plus discret que Robert de Clari). En tout cela, il est un témoin fiable et précieux des événements auxquels il a personnellement pris part. Il s’appuie également, comme l’auteur le précise, sur des sources écrites, particulièrement les documents d’archives présents dans la chancellerie impériale, et aussi sur »li livre«, sans doute une compilation officielle de différents documents et de récits des événements, auquel il se réfère souvent. Quant au scribe, sa personnalité discrète s’efface derrière celle de l’auteur, mais il rend possible, par ses compléments, la mise en contexte de l’œuvre du maréchal.
Nous avons là l’ouvrage de référence qui faisait défaut sur un personnage complexe, homme d’armes et homme politique, ambassadeur, conseiller, écrivain et aussi »vaillans et preudhomme« comme le décrit au siècle suivant la Chronique de Morée. C’est sur une réflexion autour de ce qu’est un »preudhomme« au début du XIIIe siècle que s’achève cette remarquable biographie qui fait la part belle à l’action du maréchal sans occulter sa dimension d’auteur.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marie-Adélaïde Nielen, Rezension von/compte rendu de: Theodore Evergates, Geoffroy of Villehardouin, Marshal of Champagne. His Life and Memoirs of the Fourth Crusade, Ithaca, NY (Cornell University Press) 2023, 252 p., 7 maps, 2 diagrams, 2 charts, 1 b/w. fig. (Medieval Societies, Religions, and Cultures), ISBN 978-1-5017-7349-5, USD 44,95., in: Francia-Recensio 2025/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.111090