Le livre de Johannes Heil s’inscrit dans le sillage des travaux précurseurs de Leonard V. Rutgers qui, à partir de deux œuvres de l’Antiquité tardive considérées par lui comme juives – la Lex Dei quam praecepit Deus ad Moysen et l’Epistula Annae ad Senecam –, faisait l’hypothèse d’une culture écrite juive latine plus vaste.1 Johannes Heil s’attache à reconstituer le corpus disparu des textes judéo-latins en étirant la fourchette chronologique entre le Ve siècle et l’époque carolingienne. L’originalité de son approche lui vient de sa fine connaissance des réseaux lettrés carolingiens et de leurs interactions avec leurs voisins juifs, ainsi que de sa maîtrise de l’exégèse biblique préscolastique. Elle lui permet d’identifier, dans des manuscrits médiévaux du IXe au XIIIe siècle, des commentaires bibliques faussement attribués à des auteurs chrétiens alors qu’ils sont d’origine juive, et d’identifier le contexte social carolingien qui a permis la circulation des textes et leur appropriation.
En ouverture, Johannes Heil présente une illustration parlante de ce mécanisme d’appropriation. Le manuscrit 118 issu de la cathédrale de Reims et conservé à la bibliothèque Carnegie de la même ville est d’époque carolingienne. Son auteur anonyme attribue sans ambiguïté à des auteurs juifs un commentaire du Premier Livre des Rois puis un commentaire des Chroniques. Mais une main plus tardive l’a corrigé en désignant Jérôme comme l’auteur de ces œuvres. Ainsi lit-on au folio 38r: »Au nom de Dieu commence la brève Explication [de Jérôme] de l’histoire du Premier Livre des Rois selon la tradition juive, mais que le lecteur curieux, qui s’applique à apprendre ces choses, examine si ce Juif qui a ainsi exposé le livre mentionné s’écarte en quelques points de la doctrine ecclésiastique«.2 Le folio 53r porte la même attribution tardive à Jérôme: »C’est ici que commence l’Exposition [de Jérôme] sur les Chroniques selon la tradition des Juifs, où le lecteur doit être prudent«.3 Cette découverte conduit l’auteur à formuler l’hypothèse d’un phénomène plus large de réappropriation des sources textuelles juives dans les scriptoria médiévaux.
Dans une première partie (1–121), Heil dresse le bilan des sources épigraphiques et archéologiques permettant de brosser le portrait social et économique des populations juives italiennes, africaines et hispaniques. Les synagogues d’Ostie et de Bova Marina en Italie, celles de Naro (Hammam Lif) et de Kélibia en Afrique, les épitaphes de Rome, Venosa et Narbonne permettent de reconstituer un monde juif latin vivant et réel, bien loin, souligne-t-il, du Juif imaginaire »biblique« ou »herméneutique« qui nous est parfois présenté.
Dans la deuxième partie (122–192), Heil identifie les centres carolingiens tels que Fulda et Luxeuil (où l’accès aux textes juifs semble limité aux Livres des Rois et aux Chroniques), Aix-la-Chapelle, et peut-être Orléans ainsi que Rome et les régions méditerranéennes. L’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre lui paraît s’imposer comme le centre principal d’utilisation des sources juives. Dans leur commentaire du Premier Livre de Samuel, Haimon et Rémi d’Auxerre font dialoguer, à la manière d’un midrash rabbinique (commentaire biblique), un quidam et un magister noster d’évidence tous deux juifs. Haimon d’Auxerre se réfère ainsi au présent: »C’était une coutume chez les anciens Juifs, qui existe encore aujourd’hui parmi eux«.4 Pour Heil, ce passage et d’autres sont la partie émergée d’un phénomène plus vaste. Les documents originaux qui ont servi de source étaient, selon lui, des commentaires plus complets. Les mentions »aliqui ferunt/tradunt« pourraient faire également référence à des Hebraei dont les œuvres originales auraient été perdues.
Dans la partie la plus conséquente du livre (193–429), Heil entreprend l’étude paléographique et codicologique d’une soixantaine de manuscrits du VIIIe au XIIIe siècle comportant des commentaires bibliques attribués à Jérôme, en retraçant leur contenu (ce qui lui permet de les diviser en groupes différents: authentique, para-Jérôme et pseudo-Jérôme), et en analysant les conditions dans lesquelles ceux dont la paternité juive lui paraît attestée ont été anonymisés et attribués à Jérôme.
Il étudie ensuite le Livre des Antiquités bibliques du Pseudo-Philon, une œuvre connue d’Alcuin et attribuée à Philon par Raban Maur. Il rejette la datation des Ier et IIe siècles et place son terminus ad quem au IXe siècle. Il réfute aussi l’hypothèse d’un original hébreu avec une version grecque intermédiaire, considérant son latin hellénisé comme caractéristique d’une langue juive post-classique qui imiterait également délibérément le langage biblique. Comme Tal Ilan, il localise le texte à Rome ou dans le sud de l’Italie, ce qui expliquerait sa diffusion dans l’Empire carolingien, peut-être via la campagne culturelle de Charlemagne.
Une dernière partie (465–492) est consacrée à la Lex Dei quam praecepit Deus ad Moysen, mieux connue sous le titre moderne de Mosaicarum et Romanarum legum collatio. Sa paternité juive, démontrée par Edoardo Volterra en 1930, ne fait pas de doute aux yeux de l’auteur, qui l’insère dans les controverses et attaques anti-juives de la fin du IVe et du début du Ve siècle, et la localise en Italie. Selon nous, et bien que Heil ne l’énonce pas explicitement, l’ensemble de son ouvrage, en mettant en lumière l’appropriation chrétienne de commentaires bibliques judéo-latins, suggère fortement que la Lex Dei pourrait elle-même avoir été, dans sa forme originelle, une sorte de »midrash halakhique« en langue latine des Décalogue.
Cet ouvrage fondamental ouvre de nouvelles perspectives. Souhaitons que l’auteur poursuivra son entreprise de reconstitution du patrimoine judéo-latin et que d’autres chercheurs lui emboiteront le pas en recherchant des œuvres appartenant à d’autres genres littéraires que celui de l’exégèse biblique. Nous pensons aux œuvres juridiques comme la Lex Dei mais aussi aux traductions latines de la Bible, dites Veteres latinae.5
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Capucine Nemo-Pekelman, Rezension von/compte rendu de: Johannes Heil, Andere Juden. Texte der westlichen Diaspora (ca. 400–800) und ihre christliche Rezeption (ca. 700–1200), Heidelberg (Universitätsverlag Winter) 2024, XXII–618 S. (Schriften der Hochschule für Jüdische Studien Heidelberg, 24), ISBN 978-3-8253-9575-9, EUR 82,00., in: Francia-Recensio 2025/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.111093