Il ne fallait pas moins que ce copieux volume pour rendre un juste hommage à l’œuvre de Daniel Pichot – dont la bibliographie (jusqu’en 2023) est listée en fin de volume, après un passionnant entretien avec son auteur. Regrettablement, le sous-titre »Études offertes à Daniel Pichot« est exclu de la couverture. Le sujet de cet hommage, apprécié aussi bien pour ses compétences éminentes que pour ses qualités humaines, est en effet un des pionniers et des principaux animateurs du puissant courant qui a fait renaître, dans l’ouest de la France, les études rurales médiévistes et modernistes et que Pierre-Yves Laffont décrit en introduction. Le nombre des auteurs et la diversité des 20 contributions ici réunies témoigne de la fécondité de cette historiographie.
Cette densité est d’autant plus méritoire qu’elle s’inscrit en fait, plutôt que dans un »grand Ouest«, dans un quart nord-ouest de la France, l’immense Aquitania antique n’étant ici représentée que par son extrême Nord, le Poitou – tout ce qui est au sud, jusqu’aux Pyrénées, est absent de l’ouvrage. Il est vrai que, à l’inverse, le champ chronologique parcouru est vaste, allant du très haut Moyen Âge (non seulement par les données matérielles mais aussi par les sources écrites, comme l’édition et traduction par Florian Mazel et autres d’un testament épiscopal de 643) à l’extrême fin de celui-ci; inévitablement, sa seconde moitié se taille la part du lion, avec un assez bon équilibre entre le Moyen Âge »central« et le bas Moyen Âge.
Le genre du volume collectif, en limitant l’espace accordé à chaque contribution, accroît la tendance, inévitable, de l’histoire rurale à se focaliser sur des espaces et des groupes humains restreints – même si la thèse monumentale de D. Pichot sur »le village éclaté« avait eu le courage d’embrasser tout l’espace qui est ici picoré ponctuellement. On ne peut évidemment entrer dans le détail de chacune des contributions de cet ouvrage. Ce sont donc ici plutôt les méthodes que les objets qui peuvent rapprocher les études et qui retiendront donc notre attention, dans le but de ne pas limiter ce compte-rendu à une simple liste. Certes, ces objets eux-mêmes, au-delà de leur extrême localisme, ont déjà pu être regroupés par les organisateurs du volume en trois grands ensembles: les espaces (auxquels sont consacrées six études sur une centaine de pages), les structures sociales (cinq études sur à peu près autant de place) et, inévitable vedette des chartriers médiévaux, les établissements religieux et leur multiples rôles (neuf études sur quelque 120 pages). Cette dernière partie, met en avant plutôt les clercs en tant qu’acteurs, comme l’illustrent les considérations de Véronique Gazeau relatives à la vie religieuse à l’époque de Lanfranc (incluant la traduction d’une lettre de ce dernier). Elle contient, justement, plusieurs contributions sur les prieurés, ces établissements longtemps négligés par les ruralistes, alors que leur rôle dans l’habitat »intercalaire« (comme on dit dans les régions d’habitat groupé) est décisif, et dont D. Pichot a lancé l’étude au début des années 2000.
On sait à quel point les données matérielles élaborées par les méthodes archéologiques ont renouvelé l’étude des campagnes, et particulièrement celle de l’occupation du sol. Qu’ils soient ou non archéologues, les auteurs des contributions utilisent abondamment ces données, quand elles sont disponibles, pour leur approche matérielle du monde rural (limites de territoires, habitats, parcellaires, paysages agraires, édifices religieux, paléoenvironnement…), et ils les complètent par un recours abondant aux sources planimétriques (cadastres anciens, photographies aériennes, cartes topographiques anciennes ou modernes). Cela explique que le volume soit abondamment illustré, par des images d’ailleurs très peu spectaculaires, non seulement parce qu’elles sont majoritairement en noir et blanc – ce qui les rend parfois peu lisibles – mais surtout parce qu’elles montrent des réalités discrètes, y compris quand il s’agit de vestiges architecturaux…
Cet usage de sources non écrites était chose attendue; mais ce qui frappe ici, c’est la résistance – on pourrait presque dire la renaissance, après des décennies de remise en question issues du linguistic turn – des sources textuelles, qui sont éditées et traduites dans plusieurs contributions – celles déjà citées, auxquelles s’ajoute un dossier de chartes relatives aux prieurés de l’abbaye Saint-Melaine de Rennes, éditées par Emmanuel Grélois. Certains dossiers sont même l’unique base d’un assez grand nombre d’études, non seulement celles relatives aux acteurs (conflits d’un évêque de Nantes, par Brice Rabot), mais aussi celles qui se focalisent sur les réalités matérielles: enquête de Louis IX sur la forêt de Rennes (Julien Bachelier), témoignage d’Orderic Vital sur le siège d’une forteresse (P.-Y. Laffont), compte de châtellenie du Bas-Maine dit »rouleau de la Dame d’Olivet« (Jacques Fourgeaud), aveux au roi Philippe VI pour des fiefs du Bas-Poitou (Jean-Luc Sarrazin)… sans parler des cartulaires, qui sont depuis les origines de la Siedlungsgeschichte le pain quotidien des médiévistes ruralistes. Nous devons remercier la tendance bureaucratique – qui préexiste à l’État moderne – à vouloir tout savoir, tout noter, tout régenter, tout vérifier (et tout conserver!); elle nous insupporte quand nous la vivons, mais elle nous livre à partir de la »révolution documentaire« du XIIIe siècle des sources écrites d’une valeur inestimable pour étudier le lien social et certaines pratiques matérielles!
Il ressort de ce riche volume plusieurs impressions. D’abord le dynamisme des »études rurales« médiévales, au moins dans cette partie de la France, alors que l’approche des hommes en société semblait avoir été sérieusement concurrencée, sinon remise en cause épistémologiquement, par l’histoire culturelle issue de l’anthropologie historique. Ensuite – véritable truisme –, la fécondité du croisement des sources: la démarche n’est ni aussi facile ni aussi productive qu’on l’a cru à l’orée des recherches archéologiques, mais elle ne peut être disqualifiée par le fait que seraient inconciliables »le village des historiens et le village des archéologues«. Encore, l’agentivité des paysans; les diverses méthodes déployées par les auteurs révèlent des paysans acteurs essentiels de leur propre histoire, qui côtoient des châtelains, des prieurs, des officiers princiers, sans être totalement occultés par eux. Enfin, à l’image de la thèse de Pierre Toubert, la réaffirmation de la fécondité des textes pour les études rurales, quand ils sont lus avec acuité et ouverture d’esprit.
Pour finir, laissons la parole au dédicataire de ce livre polyphonique, D. Pichot: pour les avoir expérimentés personnellement, il évoque évidemment les différents acquis que nous venons d’évoquer, mais il brosse, tout aussi utilement, le portrait du médiéviste ruraliste idéal, ancré dans un territoire mais ouvert à toutes les interrogations et à tous les objets, avec en définitive une vocation de généraliste, que l’enseignement ne peut que favoriser, et qui met la technique au service du sens…
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Stéphane Boissellier, Rezension von/compte rendu de: Pierre-Yves Laffont, Julien Bachelier, Samuel Chollet, Jean-Claude Meuret (dir.), Les mondes ruraux de l’Ouest de la France au Moyen Âge. Société, pouvoirs, habitats, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2024, 364 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-9622-1, DOI 10.4000/12hdc, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2025/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.111102