Comme le rappelle Philippe Bourdin dans une introduction synthétique et éclairante, la belle étude d’Anne Vincent-Buffault L’exercice de l’amitié: pour une histoire des pratiques amicales au XVIIIe et XIXe siècles (1995) a entrainé un regain d’intérêt pour la question de l’amitié à cette époque. Le siècle des Lumières renouvelle en effet les pratiques sociales avant que la Révolution – selon Sarah Horowitz dans Friendship and Politics in Post-Revolutionnary France (2013) – ne vienne remettre en cause ces nouveaux liens personnels sous le coup de la soumission à l’intérêt national. L’Amitié en révolution 1789–1799. De l’histoire à la mémoire rassemble seize contributions réparties en trois grandes sections: »Théoriser l’amitié«, »Des amitiés combattantes« et »Rejouer, fonder l’amitié«.

Les articles de la première section s’attachent au discours formulé sur l’amitié tant par l’étude d’écrits privés ou publiés qu’au détour de l’analyse de pratiques sociales qui la mettaient en avant. La franc-maçonnerie, par exemple, n’a cessé, tout au long du XVIIIe siècle, d’insister sur le caractère fondamental de l’amitié. Pierre-Yves Beaurepaire lui consacre justement »Un triptyque maçonnique ambigu entre Ancien Régime et Révolution: amitié choisie, amitié exclusive, amitié à l’épreuve«. La distinction qu’il opère permet de bien saisir qu’au-delà d’un discours prétendument universaliste, les francs-maçons forment un groupe qui se définit à la fois par l’inclusion de personnes partageant des valeurs communes et par l’exclusion d’autres groupes, tels que les personnes noires ou celles qui leur sont sympathiques, ainsi que les femmes. La Révolution, en interrogeant la légitimité d’amitiés exclusives, contraint les francs-maçons ou à se redéfinir, ou à cesser leurs activités.

Les tensions que suscitent les événements frappent l’amitié elle-même, ainsi que l’illustre Saint-Just qui, peu avant sa mort, s’exclame: »Quoi! L’amitié s’est-elle envolée de la terre?«, exclamation douloureuse pour celui qui voyait en elle une dimension civique dans la mesure où, fondée sur l’égalité, la liberté de choix et la vertu, elle pouvait servir d’institution à la République et de contrepoids à la corruption des dirigeants politiques (Marisa Linton, »L’amitié dans la pensée et les pratiques politiques de Saint-Just«).

Une telle ambiguïté apparaît tout particulièrement dans la question de la dénonciation sur laquelle revient Stefan Lemny dans l’analyse de ce véritable genre que deviennent les »dénonciations« (»L’amitié à l’épreuve de la dénonciation«). Ces publications connaissent un développement significatif dans les années 1789–1791, –le devoir de »dénonciation civique« est même institutionnalisé par l’Assemblée (68) –, de sorte que la dénonciation devient un véritable principe révolutionnaire après 1793, lorsque les périls menacent la République et l’affirmation de »l’amitié civique« va alors souvent de pair avec la destruction d’amitiés personnelles.

L’image fluctuante de l’amitié apparaît également au détour d’un genre mineur, les poésies fugitives consacrées à l’amitié, dont l’émergence de nouvelles formes de sociabilité avait favorisé le développement. De ce genre qui témoigne de la nouvelle »grammaire des émotions« (84) caractéristique du XVIIIe siècle, l’Almanach des Muses (1765–1794) a publié maints exemples. L’analyse qu’en propose Jérémy Decot (»De l’épître amicale à l’épigramme assassine. Poétique de l’amitié dans la presse spécialisée«) présente bien l’amplitude du regard porté sur l’amitié: tantôt exaltée et englobant toute la nation dans le sentiment d’une fraternité enivrante, tantôt appel à la réconciliation, tantôt élégiaque, enfin, lorsqu’elle évoque les amis disparus.

La seconde section est vouée à l’analyse d’amitiés concrètes, comme celles que nouèrent les époux Roland. S’intéressant aux amitiés qu’ils ont tissées, Siân Reynolds évoque plusieurs cercles (»Amitiés funestes? Les cercles du couple Roland«). Le premier est constitué surtout d’hommes jeunes avec lesquels les Roland formulent le projet d’une communauté rurale à vocation pédagogique, qui ne sera pas réalisé finalement. Plus politique au sens étroit du terme, le second cercle est le »petit comité« qui naît dans le salon de Madame Roland après que les époux Roland sont rentrés à Paris. Il rassemble des fidèles du premier cercle mais aussi des personnalités montantes comme Robespierre. Les personnes qui aideront Roland après sa chute et aideront sa femme quand elle sera emprisonnée, constituent les membres du cercle ultime. Au terme de cette contribution, on devine bien les différents facteurs qui jouaient un rôle dans l’amitié, les différents niveaux où elle s’exprimait, et le poids, enfin, de l’appartenance à l’un ou l’autre des sexes.

Ces facteurs apparaissent également dans »Une société d’Amis? Représentations, pratiques et limites de l’amitié chez les Girondins pendant la Révolution française« rédigé par Anne de Mathanqui qui approfondit, certains aspects en montrant, par exemple, combien les amitiés révolutionnaires sont marquées, parfois, de traditions existant depuis l’Ancien Régime et, dans le même temps, les différences de genre qu’on y peut déceler entre amitiés féminines et amitiés masculines – les premières étant sous le sceau d’une sentimentalité rousseauiste et les secondes reposant sur des activités partagées. Avec la Révolution, le sens de l’amitié va s’étendre, servant désormais aussi à des fins politiques, permettant aux Girondins de découvrir de nouvelles formes de réseaux d’amitié. Les amitiés personnelles souffrent parfois, cependant, de la politisation croissante de l’amitié et les réseaux d’amis se dissolvent, ce qui est bien représentatif des tensions entre l’amitié et l’amitié politique.

L’exemple de Prieur de la Marne et de René François Primaudière montre bien la portée de ces tensions. Suzanne Levin explique qu’elles émanent du bouleversement que provoque la Révolution dans les conceptions de l’amitié en adjoignant à la notion d’égalité qui, traditionnellement était au cœur des discours formulés sur la relation amicale, l’épithète »politique«. Dès lors, en effet, le critère de ressemblance sous-jacent à l’amitié n’est plus le »cœur sublime« mais la conformité des sentiments politiques à la conscience, »expression de la vertu civique« (144) (»›Tous mes collègues sont mes amis.‹ L’amitié politique chez Prieur de la Marne«). Pour ce qui est de Primaudière, Pierre Meignan évoque ces tensions à travers une fine analyse des identités plurielles caractéristiques d’un représentant en mission, car elles rassemblent les amitiés tissées lors de la première socialisation au niveau local, celles qu’il noue lors de sa carrière professionnelle et celles, enfin, auxquelles aboutit la mission qu’il effectue dans l’Ouest. Les relations qu’entretient Primaudière avec les représentants de ces différents cercles impliquent le recours fréquent et intensif à une pratique épistolaire étudiée non moins finement et qui rend bien perceptible tant la dimension traditionnelle que des éléments nouveaux dus à la Révolution comme »l’économie morale de l’amitié« (169) (»›Ce qu’un ami peut offrir à son ami‹: les ressorts affectifs d’une mission dans l’Ouest pendant la Terreur«).

Les amitiés qu’entretiennent les acteurs de théâtre répondent, elles, souvent à des raisons plus utilitaristes. Avoir accédé à la citoyenneté ne signifie pas, loin de là, que leurs conditions matérielles s’améliorent, ainsi que le montre Cyril Tricolaire (»L’amitié au théâtre en Révolution«), de sorte que les pratiques traditionnelles et nécessaires de l’amitié dans le monde théâtral y conservent toute leur importance, fût-ce sous le signe d’une fraternité républicaine. Les rapports au sein de ces microsociétés que sont les troupes de théâtre subissent évidemment l’influence des choix politiques divergents que peuvent faire les comédiens, tous n’étant pas prêts à accepter la »mission patriotique centrale confié aux artistes par le gouvernement révolutionnaire« (194), un aspect dont on aurait souhaité qu’il fût développé plus systématiquement.

L’une des qualités du recueil est ne point s’attacher seulement aux changements entrainés par la Révolution, mais de mettre aussi en lumière, dans la troisième section intitulée »Rejouer, refonder l’amitié«, la continuité de certaines lignes de l’amitié en dépit et au-delà de la période révolutionnaire.

Karine Rance, par exemple, expose avec clarté, au travers d’une étude des correspondances de la marquise et du marquis de Bombelle et celle de Montlosier la persistance, parmi les élites d’Ancien Régime, d’une forme d’amitié non égalitaire mais pyramidale et asymétrique (»Un nouveau régime émotionnel? Correspondances amicales entre Ancien Régime et Restauration«), tandis que Nicolas Soulas dans »Amitiés révolutionnaires, amitiés révolutionnées: le cas des Payan de Saint-Paul-Trois-Châteaux«), fait bien sentir que, malgré des choix politiques contraires, certaines amitiés tissées avant 1789 peuvent subsister, du moins partiellement. De même, Poullain-Grandprey et François de Neufchâteau restent amis durant toute la période révolutionnaire, quoique leurs choix politiques divergent parfois (Jean-Paul Rothiot, »L’amitié en Révolution: Poullain-Grandprey et François de Neufchâteau«). Philippe Bourdin, dans une contribution consacrée à Jean-Baptiste Tailhand et à Etienne Christophe Maignet ajoute de nombreux éléments biographiques nouveaux à la connaissance du conventionnel. Si cet article va parfois largement au-delà du sujet proprement traité dans le recueil, il permet de faire comprendre de combien d’aspects se nourrit l’amitié: mêmes intérêts économiques, mêmes goûts intellectuels, même souci familiaux, et ce au-delà de la fidélité à des idéaux politiques semblables (»La Montagne est belle, l’amitié fidèle, Maignet leur aède«). Une pareille fidélité aux amis politiques, célébrée par les Duplay qui éduqueront le fils de Philippe, explique que ce dernier ait choisi de mourir avec ses amis le 9 Thermidor (Michel Biard et Florent Hericher, »Mourir avec ses amis, revivre par eux. Le Bas et la famille Duplay«).

Hervé Leuwers, enfin, jette sur la question de l’amitié une lumière nouvelle en montrant que celle-ci peut engager aussi les relations au sein des familles, comme en témoigne la correspondance entre Camille Desmoulins et son père. (»›Je suis votre meilleur ami.‹ Une amitié père-fils à travers la correspondance de Camille Desmoulins«).

Il est dans la nature de tels recueils de procéder par touches successives, ce qui peut susciter, parfois, l’impression d’un caractère un peu diffus. Cela n’est pourtant pas le cas, d’une part grâce à l’organisation des articles en trois sections cohérentes, et de l’autre, par l’ajout d’une conclusion rédigée par Côme Simien qui opère une heureuse synthèse des résultats auxquels aboutissent les différentes contributions. Il les réinsère, en effet, dans la continuité chronologique, faisant apparaître l’évolution de l’amitié entre les débuts de la Révolution et la période thermidorienne. Il les lit à l’horizon de l’histoire des mentalités, en présentant l’amitié comme la »fille d’une révolution des sensibilités« (325) et résume avec finesse ce qui la distingue d’autres sentiments ou concepts : il clôt ainsi un recueil fort intéressant qui, incontestablement, comble une lacune de la recherche.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Losfeld, Rezension von/compte rendu de: Philippe Bourdin, Côme Simien (dir.), L’amitié en révolution, 1789–1799. De l’histoire à la mémoire, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2024, 410 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-9402-9, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2025/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.111316