L’ouvrage de Pavel Himl, initialement paru en tchèque en 2019, retrace les évolutions policières dans les pays de la couronne de Bohême au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Il s’intéresse avant tout aux pratiques policières et à leurs transformations, et fait la part belle aux réformes institutionnelles qui touchent les grandes villes (Prague, Brno/Brünn, Troppau/Opava). Ce choix a un potentiel historiographique certain: si l’approche des institutions et pratiques policières à l’époque moderne a été largement renouvelée depuis les années 2000 dans la production scientifique francophone, italianophone et anglophone, les études germanophones sur la question restent rares et ont souvent plus de deux décennies au moins.
L’enquête est centrée sur l’émergence de l’»État moderne« – notion qui apparaît de manière programmatique dans le sous-titre de l’ouvrage. Le premier chapitre délimite la perspective d’ensemble: en étudiant les reconfigurations de la police entre les années 1770 et les années 1820, l’auteur entend saisir les prémices du travail policier moderne et d’un nouveau rapport entre l’État et ses administrés; il se donne pour but d’analyser comment l’État produit des citoyens et comment ces derniers maintiennent les institutions étatiques par l’usage qu’ils en font. Ce chapitre introductif balaie le faisceau de questionnements qui guident l’ouvrage, en particulier l’ambivalence de l’action policière, répressive autant qu’incitative, la place qu’y occupe la coercition physique, le développement de méthodes statistiques au sein de l’arsenal policier ainsi que la part de liberté des administrés aux prises avec les autorités.
Le deuxième chapitre examine les mutations des pouvoirs policiers de la période considérée et avance que leur nouveauté principale réside dans la mise en place d’un réseau de communication et d’agents qui imprègne tous les échelons administratifs: ce réseau offre une courroie de transmission aux volontés du pouvoir central et augmente les chances qu’elles soient traduites localement. Le texte dévoile les vicissitudes et hésitations des réformes successives, explore le regard que jette la monarchie autrichienne sur la configuration policière parisienne, et met en avant l’intégration des campagnes au mouvement de réorganisation policière. Il reconstitue l’instauration progressive d’un système d’information multidimensionnel, qui engage plusieurs entités administratives, est fait d’échanges entre la centrale princière et les autorités locales, et repose sur deux types d’enquêtes réalisées par les agents administratifs – celles qui documentent des phénomènes pérennes d’un côté (inspections, relevés statistiques), celles qui portent sur des faits ponctuels et changeants de l’autre (rapports mensuels de police).
Le troisième chapitre se fonde sur l’idée que le contrôle et la surveillance de la population forment l’une des caractéristiques essentielles de l’État moderne (147). Il scrute les répercussions concrètes de cette surveillance dans les pratiques administratives, reconstitue les stratégies de légitimation déployées par les autorités, s’interroge sur le rapport de la population aux pouvoirs policiers. Il montre la généralisation de l’enregistrement (Meldewesen), qui s’étend progressivement des étrangers à l’ensemble de la population. L’auteur dégage une dynamique de perfectionnement, de centralisation et d’uniformisation des mécanismes de collecte de l’information; il argue que ce mouvement assigne à chacun une place visible et contrôlable dans la société, qui permet à l’État de »fabriquer ses citoyens« (227).
Le quatrième chapitre analyse l’action des autorités comme une entreprise de construction de l’ordre et du désordre public qui vise à légitimer le pouvoir policier. Au travers d’exemples comme la surveillance des spectacles, l’encadrement des manifestations de piété publiques, la gestion d’émeutes urbaines, l’auteur montre que la sédition naît dans le regard des agents de l’administration, qui ont une propension à voir complots et rébellions partout. Pavel Himl attribue cette sensibilité des administrateurs au contexte révolutionnaire des années 1790 et en pointe tout l’arbitraire, tant le partage que les agents opèrent entre événements anecdotiques et menaces pour l’État paraît sibyllin. En étudiant les catégories dans lesquelles les administrateurs pensent la population et le désordre social, l’historien montre le double rapport du pouvoir policier à l’ordre qu’il établit: d’un côté, il s’attribue le rôle de protéger la vie, la santé et la propriété de tout un chacun; de l’autre côté, il délimite des groupes dangereux qui légitiment sa propre existence.
Le dernier chapitre, qui sert de conclusion, souligne qu’au gré des transformations de la période l’institution policière finit par aller de soi et par créer un ensemble de questions qui constituent l’»intérieur«, au sens politique. Il synthétise les grands traits de cette police nouvelle, dégagés au fur et à mesure de l’ouvrage: centralisation, uniformité, universalité, attention portée à la population, volonté de créer des citoyens qui agissent »de manière responsable« (verantwortlich). Il renverse la perspective sur le projet disciplinaire en formulant l’hypothèse d’un effet émancipateur de la police: l’auteur avance que l’identification n’est pas seulement le fondement d’un contrôle étatique mais aussi d’une reconnaissance des droits et que les dispositions policières, au-delà de leur finalité restrictive, créent un espace public sûr et homogène dans lequel les individus, constitués comme citoyens, peuvent se mouvoir et agir plus aisément.
Certains aspects de l’ouvrage sont déroutants pour le lecteur familier des historiographies francophones et germanophones, ce qui est peut-être lié au contexte universitaire tchèque auquel le texte est initialement destiné. Tout d’abord, la lecture est parfois difficile: la progression argumentative n’est pas toujours limpide et, en l’absence de cartes, d’organigramme ou de glossaire, l’on se perd entre les différents lieux et administrations. Ensuite, si la couronne de Bohême est minutieusement replacée au sein de la monarchie autrichienne, le Saint-Empire n’est pas évoqué et les particularités normatives, conceptuelles et savantes de la Policey qui s’y déploie apparaissent essentiellement au détour des considérations sur le rôle personnel de Joseph von Sonnenfels. Enfin, et surtout, l’ouvrage laisse de côté une partie des débats historiographiques sur la notion d’»État moderne«, qui forme pourtant l’armature argumentative du propos. Il est étonnant que le texte, qui mobilise une ambitieuse bibliographie quadrilingue, ne mentionne aucunement les travaux qui ont relativisé la pertinence de ce concept pour penser les sociétés modernes.1
Ce travail n’en livre pas moins un éclairage précieux sur les évolutions policières de la couronne de Bohême. Il fait en particulier ressortir la place des acteurs individuels, l’existence de divergences ou de frictions entre entités administratives, l’importance du contexte révolutionnaire des années 1790 dans les changements policiers, la professionnalisation notable mais imparfaite des administrations et de leurs agents. Autant de riches résultats qui complètent le puzzle du mouvement policier européen de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Olivier Coelho, Rezension von/compte rendu de: Pavel Himl, Beobachten, Beschreiben, Gestalten. die Polizei im Zeitalter der Aufklärung und der Moderne Staat 1770–1820, Göttingen (V&R) 2024, 360 S. (Schriftenreihe der Österreichischen Gesellschaft zur Erforschung des 18. Jahrhunderts, 23), ISBN 978-3-205-21748-0, EUR 150,00., in: Francia-Recensio 2025/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.111334





