Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité des travaux sur la philosophie des Lumières de Bernd Kleinhans, docteur et enseignant à l’université de Bade-Wurtemberg. La thèse défendue par l’auteur est que l’originalité de la seconde modernité réside dans une nouvelle opposition radicale entre la nature et la raison, menant à de nombreux débats.
L’introduction pose un bon cadre théorique. Toutefois, pour un lecteur non averti, l’accroche est trompeuse: il aurait fallu expliquer que l’histoire climatique actuelle ne partage plus le déterminisme des Lumières, même si les deux questionnent l’influence du climat sur l’existence humaine. L’auteur rapproche ensuite les débats climatiques du XVIIIe siècle des réflexions des philosophes des Lumières: l’humanité est-elle vraiment libre face à la nature? (10). Il souligne que l’historiographie a eu tendance à essentialiser le discours climatique de cette époque à L’esprit de lois du baron de Montesquieu (1689–1755), là où il souhaite démontrer sa pluralité. Cet ouvrage est avant tout une »Kartographie der Diskurslandschaft« (17), avec trois formes principales. Pour cela, il précise se placer dans la lignée de L’idée de la nature de Jean Ehrard (1963). La bibliographie française est malheureusement absente des discussions,1 bien que l’auteur décide de se concentrer sur les philosophes allemands et français.
Le chapitre 2, premier du développement, traite de la division chez les philosophes entre la sphère sociale et la sphère physique et matérielle de la nature. Depuis l’Antiquité, bien qu’opposées, elles sont aussi connectées: chez Hippocrate »Der Mensch wurde mit seinen Säften vielmehr in ständiger Verbindung zu den Gleichgewichtszuständen in der Luft gesehen, die immer schon ein Teil seiner Natur waren« (63); Dieu peut punir l’humanité à travers des calamités, qui peut lui demander sa clémence à travers des prières. D’autres savants formulent, eux, un divorce définitif entre ces deux sphères. L’auteur y voit poindre la première véritable idée du concept d’»environnement« (26), et non le terme lui-même: les phénomènes naturels formeraient un système global, liés et déterminés par les conditions météorologiques.
Dans le chapitre 3, l’auteur démontre que le concept de »nature« n’a pas été jugé adéquat par les philosophes de Lumières pour caractériser ce nouveau rapport d’opposition totale entre les deux sphères. »Climat« s’impose alors. À l’inverse de la définition géographique antique, le concept désigne désormais des spécificités environnementales, en premier lieu les conditions météorologiques moyennes. Cette nouvelle conception serait renforcée par l’essor des observations météorologiques et des recherches médicales sur les fibres nerveuses du corps humain. Le climat est pensé comme pouvant affecter ces fibres, et par conséquent l’humeur des individus.
Le point fort du chapitre 4 est de mettre en lumière la multiplicité des acteurs partageant l’idée d’un climat influençant le développement de l’humanité. L’auteur s’arrête d’abord sur le discours des médecins, avec l’exemple célèbre de l’écossais John Arbuthnot (1667–1735). Il est l’un des premiers à écrire que les diagnostics doivent prendre en considération l’air. Une classification raciale selon des critères climatiques naît dans la continuité. Le climat ne fait pas qu’affecter le moral, il façonne physiquement les êtres-humains, principalement la couleur de peau et la constitution physique. L’auteur prouve que cette théorie se trouvait chez de nombreux savants comme Maupertuis, Buffon, Bonnet, Linné… Ces deux premiers points, moral et race, se retrouvent dans un dernier discours arguant que le climat influence le caractère des individus selon les zones climatiques, bien que certains s’y opposent, comme le danois Melchior Adam Weikard (1742–1803) (129).
La problématique évoquée dans l’introduction est finalement envisagée dans le chapitre 5, où trois positions philosophiques sont opposées. Tout d’abord, le »naturalisme« désigne la théorie des partisans du déterminisme climatique comme le baron d’Holbach (1723–1789). Ensuite, le système de leurs opposants est qualifié de »dualisme«. La raison est au contraire pour David Hume (1711–1776), Claude Adrien Helvétius (1715–1771), Giambattista Vico (1668–1744), le marquis de Condorcet (1743–1794) ou encore Gaetano Filangieri (1753–1788), l’outil de soumission de la nature. Enfin, certains tiennent une position intermédiaire avec une »théorie synthétique du climat«. Montesquieu pense que la raison est partagée de façon équivalente par tous les individus à l’origine. Toutefois, le climat conditionne son développement. Les sociétés peuvent alors utiliser leur raison lors de l’élaboration des constitutions politiques pour s’adapter à leur climat. De son côté, Isaak Iselin (1728–1782) de Bâle interprète l’évolution de l’humanité, du passage de l’état de la nature à la constitution des sociétés, par l’autonomisation de la raison face à la nature. Ce processus passe ainsi par une lutte face au climat de son lieu de vie.
Cette rhétorique du conflit s’estompe sous la plume du théologien Johann Gottfried Herder (1744–1803), dont la pensée tentant de réconcilier les sphères sociales et de la nature est présentée dans le chapitre 6. Comparé à tous les philosophes cités jusqu’ici, il est le seul à combiner l’histoire de la nature et de l’humanité pour expliquer une marche vers la raison. Dans la conclusion, l’auteur en fait une voie possible pour résoudre les tensions de notre société actuelle.
Le chapitre 7 quitte la philosophie pour questionner le thème désormais bien connu de l’»agir humain sur le climat« pour le »tempérer«, expressions dont les auteurs respectifs sont les grands absents de la bibliographie.2 L’auteur constate que nombreuses philosophes demandaient à l’État d’intervenir dans l’aménagement du climat. L’opposition entre les deux sphères s’illustre ici par la soumission de la nature à l’humanité.
Le lecteur risque d’être légèrement déçu par l’ouvrage, la dimension philosophique manquant quelque peu: les chapitres 3, 4 et 7 résument surtout des enseignements de l’histoire des savoirs. De nombreuses idées sont exposées sans tenir compte de la chronologie ou d’une évolution possible de la pensée au cours du siècle. L’auteur précise lui-même qu’il limite son corpus aux ouvrages édités ou numérisés. Malgré tout, il est essentiel de souligner la diversité au sein des Lumières, un aspect trop rarement pris en compte, notamment en ce qui concerne la question du climat.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Simon Dolet, Rezension von/compte rendu de: Bernd Kleinhans, Klimadebatten im Zeitalter der Aufklärung. Theorien und Diskurse des 18. Jahrhunderts, Bielefeld (transcript) 2023, 250 S., ISBN 978-3-8376-6705-9, DOI 10.14361/9783839467053, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2025/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.2.111337