Cet ouvrage imposant est consacré à l’une des plus importantes figures de l’histoire des sciences de l’évolution: le naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck (1744–1829). Il traite des conceptions développées par ce savant mais aussi, et surtout, de leur réception et plus généralement de la destinée des diverses théories qui ont été désignées, à tort ou à raison, sous le nom générique de »lamarckisme«, en se concentrant sur l’espace germanophone au cours d’une période allant des années 1880 jusque vers la fin du XXe siècle.

Les historiens, depuis une trentaine d'années, s’efforcent de corriger toute une série d’idées fausses et de présentations caricaturales de l’œuvre de Lamarck, qui s’expliquent par plusieurs raisons. Premièrement, les conceptions transformistes de Lamarck lui-même, énoncées entre 1800 et 1829, forment un système complexe, pas parfaitement cohérent (ses positions ont varié sensiblement au fil de ses publications), et inscrit dans un contexte qui est marqué par l’héritage des Lumières et n’est pas toujours facile à reconstituer. Deuxièmement, les générations ultérieures, surtout après la diffusion de la théorie de l’évolution dans sa version darwinienne (après 1859), ont relu les textes de Lamarck d’une manière extrêmement biaisée, en mettant l’accent sur un aspect non central chez Lamarck (l’hérédité des caractères acquis), de sorte que toutes les conceptions désignées comme relevant du »lamarckisme« ou »néo-lamarckisme« depuis la fin du XIXe siècle n’ont qu’un rapport ténu avec la pensée de Lamarck proprement dite.

Enfin, des considérations extra-scientifiques ont encore brouillé cette image: nationalisme des biologistes français cherchant un »précurseur« à Darwin, idéologies politiques promouvant un »lamarckisme« fantasmé, jugé mieux conforme à leur projet de société que le »darwinisme« (fantasmé lui aussi), affaires sulfureuses autour de fraudes scientifiques réalisées par des »lamarckiens« (Kammerer, Lyssenko)… tout cela a jeté, depuis le milieu du XXe siècle, un discrédit extrême sur le »lamarckisme«. Mais depuis les années 1990, l’essor de l’épigénétique, dans laquelle certains biologistes voient des éléments de »lamarckisme«, tend à réhabiliter un peu ce dernier, non sans ajouter une nouvelle strate d’anachronisme à cette notion qui n’en manque déjà pas.

L’ouvrage de M. Battran s’inscrit ainsi dans une double série de publications récentes relatives à Lamarck et au »lamarckisme«. Les premiers de ces travaux ont pour but une réévaluation rigoureuse, sur un plan historique, de cet auteur et de ces concepts. La seconde série, généralement plutôt le fait de biologistes et de philosophes des sciences, porte sur les enjeux scientifiques actuels de ces questions. Les deux dimensions sont ici associées. En effet, après avoir donné un panorama de l’histoire de la »pensée évolutionniste« depuis les présocratiques jusqu’à Lamarck (chapitre 2), M. Battran expose les travaux de Lamarck, montrant que ses conceptions transformistes sont la conséquence d’une vision »épigénétique« du développement et plus généralement d’une théorie physiologique complexe; il souligne la spécificité de l’approche de Lamarck par rapport aux idées ultérieures de Darwin et de Wallace (chapitre 3).

Les trois chapitres suivants forment le cœur de l’ouvrage, et sa partie la plus originale et intéressante, à savoir la réception de Lamarck et le développement des conceptions »lamarckiennes« (qu’elles soient explicitement ou non qualifiées comme telles par leur promoteur) dans l’espace germanophone. D’abord au cours de la période 1809–1885, c’est-à-dire de la parution de la Philosophie zoologique (1809) de Lamarck à l’énoncé par August Weismann de la théorie du plasme germinal, qui radicalise l’opposition entre partisans et opposants à l’hérédité des caractères acquis et marque donc le début d’une nouvelle ère pour un »lamarckisme« très largement réinventé (chapitre 4); puis durant les décennies suivantes, qui voient, jusqu’aux années 1960, le fourmillement de théories »pseudo-lamarckiennes« ou »véritablement lamarckiennes« (selon l’auteur) plus ou moins pénétrées d’idéologie politique, notamment nazie et communiste (chapitre 5). Enfin, le chapitre 6 expose diverses autres théories de l’évolution nées également à cette époque qui, sans être lamarckiennes, présentent plus ou moins de traits communs avec les précédentes.

Le chapitre 7 clôt l’ouvrage en offrant une longue analyse plus ahistorique et philosophique de la pensée évolutionniste de Lamarck et de ses enjeux en rapport avec la science actuelle. L’ensemble est complété par une imposante bibliographie de 235 pages et un indispensable index des noms.

Ces deux volumes s’adressent manifestement à des publics déjà avertis, parmi lesquels on peut distinguer grossièrement deux grandes catégories de lecteurs (pouvant se recouper), selon qu’ils s’intéressent plutôt à une approche historienne de la question de Lamarck et des lamarckismes, ou qu’ils cherchent à donner une dimension historique à une compréhension avant tout philosophique et scientifique des enjeux actuels du lamarckisme. Les seconds seront certainement les plus satisfaits: ils trouveront ici une considérable matière à réflexion, quantitativement et qualitativement, et de fines analyses sur les concepts généraux des sciences de l’évolution au cours des deux derniers siècles comme à notre époque.

Les premiers seront peut-être plus circonspects. En effet, même si l’auteur maîtrise la littérature sur le sujet et s’efforce d’éviter l’anachronisme en distinguant bien les travaux de Lamarck et ce qui en a été tiré (en général de manière hautement infidèle) aux différentes époques, il n’échappe pas totalement à cet écueil. L’amplitude chronologique de l’entreprise et le fait de l’avoir centrée sur la figure de Lamarck le conduit presque inévitablement à une forme d’essentialisation du »lamarckisme« alors même que, l’auteur en convient, il n’y a en définitive pas grand-chose de commun entre les conceptions de Lamarck, celles des biologistes de la fin du XIXe siècle, et celles du milieu du XXe. Le caractère partiel de l’étude qui, déjà énorme, ne peut faire autrement que de se concentrer sur certaines périodes et certains auteurs et d’en traiter plus rapidement d’autres (notamment l’intervalle entre Lamarck et Haeckel, capital pour comprendre la suite, et pour lequel l’historiographie disponible est assez pauvre dans le domaine germanique), ainsi que certains choix de forme (nombreuses digressions et retour en arrière chronologiques), accentuent ces effets de »sauts temporels«.

Pour autant, il faut saluer l’immense travail effectué, et à cet égard, même si les historiens peuvent émettre des réserves sur les analyses et les conclusions, ils trouveront eux aussi un matériau de valeur dans l’inventaire riche et approfondi des chapitres 4 à 6, où M. Battran a exhumé et examiné des sources peu ou pas étudiées jusqu’à présent et qui témoignent, sinon de la réalité d’une tradition »lamarckienne« bien caractérisable, du moins de l’extrême complexité de l’histoire des conceptions transformistes avant et après Darwin.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Stéphane Schmitt, Rezension von/compte rendu de: Martin Battran, Jean-Baptiste de Lamarck (1744–1829) und 150 Jahre »Lamarckismus«: zur Geschichte entwicklungsphysiologisch orientierten Evolutionsdenkens, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2023, XLVIII–1612 S., 20 s/w Abb., 37 farb. Abb., 24 s/w Tab. Abb. (Contubernium, 91), ISBN 978-3-515-13167-4, EUR 229,00., in: Francia-Recensio 2025/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112747