Après avoir travaillé en tant que rédacteur à la Süddeutsche Zeitung, Jens Bisky occupe depuis 2021 un poste au Hamburger Institut für Sozialforschung. Dans cet ouvrage, il cherche à analyser les années cruciales de la république de Weimar à partir de 1929 et à en dégager les faits marquants qui permirent à Hitler de prendre le pouvoir et d’asseoir sa dictature en un temps record, jusqu’en 1934. Nous insistons sur les étapes de la montée du nazisme et la stabilisation du régime à partir de janvier 1933, telles que Jens Bisky les présente.
La république de Weimar, issue de la défaite de l’Allemagne en 1918, voyait sa culpabilité dans le déclenchement de la Première guerre mondiale affirmée par le traité de Versailles, ce qu’une grande partie de la population allemande considérait comme avilissant et profondément injuste. Jens Bisky situe les débuts de la destruction de la première république allemande en 1929 avec le travail de sape sur ses fondements effectué à partir du décès de Gustav Stresemann le 3 octobre 1929, peu avant le krach financier qui toucha l’Allemagne de plein fouet.
Cependant, l’auteur effectue aussi quelques retours en arrière avant la période annoncée. Une cascade d’erreurs furent commises, des décisions néfastes prises par les dirigeants. Ainsi, les organisations paramilitaires ne furent pas dissoutes après le putsch de Kapp de 1920, destiné à renverser la République. Les SA firent constamment usage de la violence dans la rue, en particulier contre les Juifs, et passèrent de 177 000 membres en avril 1931 à 400 000 en avril 1932 (323 et 349). Jens Bisky déplore également qu’une répression plus ferme ne se soit pas abattue sur les putschistes de 1923 autour de Hitler avec la dissolution permanente du NSDAP (au lieu d’une interdiction qui n’était en vigueur que pendant 15 mois) afin de les écarter de la vie politique pour une bonne vingtaine d’années.
Jens Bisky remonte également à l'élection présidentielle de 1925 où Paul von Hindenburg l’emporta de seulement 800 000 voix au second tour sur le centriste Wilhelm Marx. Hindenburg usa et abusa ensuite de l’article 48 qui permettait au président de gouverner par décrets en se passant du Parlement: il ouvrit ainsi la voie au cabinet réactionnaire et autoritaire de Franz von Papen au printemps 1932. En l’espace de trois ans, la République succomba à des attaques antidémocratiques, conjuguées à des votes de défiance destructeurs. La crise du système des partis – 37 petits partis en présence en 1928 dont 15 représentés au parlement – rendit très difficile toute prise de décision. Ceci alla de pair avec la misère économique sans être une conséquence directe du »vendredi noir« de 1929. La politique d’austérité du chancelier Brüning précipita des millions de personnes dans la misère, affaiblit les Länder et les communes et accéléra l’effondrement d’entreprises et de l’économie.
Selon Jens Bisky, trois facteurs furent essentiels pour accélérer la fin de la République: »l’effondrement de la culture bourgeoise, la faiblesse stratégique de la social-démocratie et l’irresponsabilité d’aventureux conservateurs« (569).
La guerre, l’inflation et la société de masse remirent en cause la culture bourgeoise contre laquelle la jeunesse se rebella, hésitant entre l’anarchie et l’autoritarisme. Le décor de la pièce de Walter Mehring, Der Kaufmann von Berlin de 1929, évoquait une société bâtie sur des sables mouvants (65). Pourtant, les appels de Thomas Mann comme celui de 1922, en réaction au meurtre de Walther Rathenau, ou celui du 17 octobre 1930 au Beethoven-Saal de Berlin, avaient pour objectif de faire se dissiper les peurs de la bourgeoisie face à la social-démocratie (243). Les tableaux de George Grosz comme »Die Stützen der Gesellschaft« prenaient explicitement parti contre l’armée, l’Église et les pouvoirs en place (76). Friedrich Holländer faisait entendre ses vers satiriques contre l’antisémitisme (422). Ce sont quelques exemples des avertissements lancés à l’opinion.
Mais, inlassablement, les personnes en place à la Reichswehr et au palais présidentiel cherchèrent à écarter les sociaux-démocrates de leurs positions de pouvoir. En 1931–1932, la Reichswehr traita avec le NSDAP pour gagner ses suffrages en faveur de Hindenburg étant donné les objectifs communs poursuivis comme l'autoritarisme, l'unité intérieure et une démonstration de force vers l'extérieur, l’antisémitisme n’étant pas un obstacle à leur entente (337). Le chancelier Brüning avait confiance dans les effets du »mythe de Hindenburg« et comptait sur sa réélection pour asseoir son pouvoir. Avec Otto Braun, le SPD appela à voter Hindenburg pour contrer Hitler. Il fut même question de proposer la candidature de Heinrich Mann. Ces élections furent la dernière occasion pour les sociaux-démocrates d’affronter la coalition fasciste sans verser de sang. Et pourtant au lieu de proposer un candidat issu de leurs rangs, il se soumirent à l'initiative politique de la droite et passèrent sur les transformations autoritaires de la République depuis le printemps 1931 (340).
Le biologiste et ancien menchevik Serguei Tchakhotine créa le symbole des trois flèches, partant du haut à droite et descendant vers la gauche, comme si elles voulaient refouler la croix gammée dans un coin. Les flèches signifiaient activité, discipline et unité du combat contre le capitalisme, le fascisme et la réaction. Mais la social-démocratie ne parvint pas à développer une telle stratégie efficace contre la coalition fasciste et toute collaboration entre communistes et sociaux-démocrates fut impossible. En outre, selon Otto Braun, l’idéologie libérale avait laissé place à la soif de profit et de dividendes. La »grande coalition« (SPD, Centre catholique, BVP, DVP, DDP avec 301 sur 491 sièges) autour du chancelier Hermann Müller ne put être sauvée en mars 1930 (117) et les élections signifièrent un échec du SPD. En 1931, une politique anti-Brüning aurait été nécessaire. Le 20 juillet 1932, le »Preußenschlag« porté contre la Prusse frappa un coup décisif contre Carl Severing, un social-démocrate pourtant particulièrement puissant (380–407).
Une grève des transports paralysa Berlin en novembre 1932 au moment des élections au Reichstag avec une participation de 80,6 %, permettant aux communistes d’accélérer la désintégration du SPD. Hitler se vit attribuer la chancellerie au moment où son parti traversait une crise: selon Jens Bisky, il était en novembre 1932 en perte de vitesse, avec cependant 192 députés (441) et le soutien affirmé des industriels. L’intervalle de Kurt von Schleicher en décembre 1932 fut bref et signifia son échec. Hitler fut nommé chancelier le 30 janvier 1933. Le 1er février, Hindenburg prononçait la dissolution du Reichstag, incendié le 27–28 février, et fixait les élections au 5 mars où les nazis obtinrent 288 sièges sur 647 députés. Le 23 mars 1933, les pleins pouvoirs furent accordés (»Ermächtigungsgesetz«) à Hitler au Reichstag et approuvés par 444 députés, dont le Centre et le BVP (510). Le 2 mai, les syndicats étaient dissous, le 22 juin le SPD et le 4 juillet, c’était l’autodissolution du Centre. Retraites aux flambeaux et autodafés d’ouvrages humanistes se succédaient. La mise au pas était en marche. Le 30 juin 1934 la »Nuit des longs couteaux« marqua une épuration des SA ordonnée par Hitler avec des assassinats, en particulier Röhm et Schleicher.
Bisky consacre peu d’espace à la stabilisation du régime à partir de 1933 (471–564) et se contente de lister les mesures prises dans le cadre de la mise au pas et d’insister – trop longuement – sur la violence que font régner les SA, interdits tardivement en avril 1932, puis autorisés à nouveau en juin. En 1933, il existait déjà onze camps de concentration et 240 lieux de détention dirigés par les SA à Berlin (518). Leurs exactions et les assassinats d’opposants et de Juifs qu’ils commirent donnent lieu à des descriptions insoutenables. Environ 30 000 opposants politiques et Juifs quittent leur pays dans les premiers mois après la prise de pouvoir. Martin Heidegger et Gottfried Benn font, cependant, allégeance au régime nazi.
Ces 638 pages, traitant d’une période de seulement cinq années, apportent beaucoup d’informations utiles. Elles comptent aussi un index et les illustrations sont bien choisies.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Jens Bisky, Die Entscheidung. Deutschland 1929 bis 1934, Berlin (Rowohlt) 2024, 640 S., ISBN 978-3-7371-0125-7, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2025/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112772





