Le livre de Karin Orth propose une étude de la sexualité hors mariage chez les femmes originaires du duché de Bade qui se sont rendues à Bâle (en Suisse) pour trouver du travail durant le XIXe siècle. L’autrice examine les causes de l’augmentation de l’illégitimité dans cette ville à travers le vécu des mères d’enfants illégitimes issues des classes moyennes et basses de la campagne. Cette étude empirique fouillée met en évidence des modèles de fondation de familles non conjugales hérités avant le départ et qui sont ensuite reproduits dans la ville d’accueil. Les 800 Badoises qui font l’objet de la recherche viennent en effet de régions ou de familles où l’illégitimité était déjà fréquente et, arrivées à Bâle, elles reproduisent des habitudes acquises auparavant. Le travail de l’historienne permet ainsi de montrer que l’illégitimité chez les émigrées badoises ne constitue pas une rupture avec un ancien modèle villageois de »culture de l’approche érotique«, mais au contraire comme le prolongement de celui-ci.
Outre la démonstration de cette thèse, le livre fournit de nombreux autres éléments qui font toute sa richesse et sa qualité. L’autrice propose une histoire très complète de la sexualité hors mariage, au-delà des discours – politiques, religieux, médicaux, sociaux –, par l’étude des pratiques et du vécu concrets de l’illégitimité. Son approche est centrée sur les actrices, leurs conditions de vie, leurs parcours et leurs relations, et englobe toutes les étapes depuis les fréquentations entre les partenaires jusqu’au devenir de leur enfant. Elle cherche ainsi à discerner, autant que les sources permettent de le faire, ce qu’a pu signifier pour les femmes qu’elle étudie l’expérience d’une grossesse et de la mise au monde d’un enfant illégitime.
L’ouvrage se divise en deux parties. La première est consacrée à l’analyse de l’illégitimité dans le duché de Bade, avant le départ des mères vers la Suisse. L’autrice présente d’abord la situation politique, économique et religieuse, ainsi que les instruments de discipline sociale des deux régions qu’elle étudie: le Markgräflerland (plus précisément les districts de Lörrach et Müllheim), ainsi que l’Oberer Hotzenwald et le Klosterwald. L’illégitimité y est traitée de manière quantitative mais surtout à travers des études de cas, mettant au jour différents modèles de sexualité hors mariage. L’intérêt de cette approche comparative réside entre autres dans les importantes différences entre les deux régions. Le Markgräflerland se distingue par une stabilité politique, une certaine prospérité et de bonnes conditions de commerce et d’agriculture. Les taux d’illégitimité y sont par ailleurs plus bas que dans les autres régions du duché de Bade, et les visiteurs ecclésiastiques des paroisses dépeignent la région comme un exemple de »pureté« morale. Pourtant, l’illégitimité y est bien présente, mais au sein de familles où des modèles de sexualité non conjugale sont répandus. Les régions de l’Oberer Hotzenwald et du Klosterwald demeurent quant à elles longtemps plus pauvres et géographiquement isolées. Elles se caractérisent en outre par une instabilité politique importante, notamment après la révolution de 1848 où se répandent les idées républicaines. Or, les cas d’illégitimité y sont nombreux, contrairement au Markgräflerland, et les sources ecclésiastiques véhiculent l’image de régions où régnerait »l’immoralité«.
Dans les deux zones étudiées, les émigrées badoises à Bâle sont ainsi issues de milieux où la sexualité hors mariage est un phénomène relativement courant, que ce soit dans la famille ou la communauté.
Après une brève transition sur l’essor des voies de migration vers Bâle au XIXe siècle, la deuxième partie de l’ouvrage aborde la sexualité non maritale chez les Badoises venues travailler dans la ville. L’historienne commence par présenter la situation de l’illégitimité à Bâle, à travers des données statistiques et l’analyse du fonctionnement de l’appareil judiciaire. En 1860, parmi les mères célibataires recensées dans la ville, près d’un tiers sont originaires du duché de Bade. Karin Orth interroge les facteurs structurels qui peuvent expliquer les obstacles au mariage dans ce groupe social (pauvreté, mobilité, cadre juridique, déséquilibre de genre entre les migrants et les migrantes).
L’étude propose ensuite une enquête détaillée sur l’expérience vécue de l’illégitimité. En s’appuyant sur les procès-verbaux des tribunaux, elle retrace les conditions de son apparition: ses acteurs et actrices, les contextes dans lesquels ils et elles se rencontrent et les circonstances entourant les relations sexuelles. L’historienne fournit toujours des exemples concrets, ce qui rend la lecture non seulement agréable, mais permet aussi de redonner un visage aux mères d’enfants naturels, perçues non plus comme de simples »cas d’étude« statistiques, mais comme des actrices à part entière, porteuses d’un parcours et d’une histoire singulière.
Dans les chapitres qui suivent, sur la base d’une grande variété de sources, on découvre ainsi les réalités – souvent difficiles – auxquelles ces femmes ont été exposées, et la manière dont se sont déroulés la grossesse et l’accouchement: obligation de déclarer la grossesse, procès, contrôle renforcé par la promiscuité des logements, attitude des autorités de la ville à l’encontre des mères célibataires étrangères, risque de perdre leur travail, accouchement caché. L’historienne aborde également avec finesse les thématiques de l’avortement, de l’infanticide, de l’abandon des nouveau-nés, ou des enfants placés. Elle relate des expériences individuelles, sans doute vécues comme des moments difficiles, voire tragiques, sans jamais adopter un regard jugeant, et parvient à toujours mobiliser les exemples pour soutenir son analyse historique.
La conclusion soulève toute l’ambivalence de l’interprétation possible des histoires de ces femmes. D’une part, elles sont confrontées à des conditions difficiles: des grossesses et des accouchements risqués, une stigmatisation, une précarité de l’emploi, un manque de soutien et des hommes qui se dérobent. De l’autre, elles agissent avec une forme d’autonomie: en assumant une sexualité en dehors du cadre légal, en restant en ville pour accoucher malgré les interdictions, en ayant recours à l’avortement ou en entretenant des relations affectives hors-mariage. Surtout, Karin Orth insiste sur le fait que ces femmes n’ont pas été dupées par des attentes de »réparation« par le mariage, comme cela aurait pu être le cas dans leur village: elles prolongent plutôt un modèle connu, adapté à un nouveau contexte.
L’appareil critique, principalement en langue allemande, pourrait ne pas constituer une porte d’entrée immédiate pour les étudiants et étudiantes souhaitant se familiariser avec les travaux classiques ou les recherches les plus récentes sur ce sujet. Une mise en perspective avec certains auteurs – tels que Peter Laslett, David Sabean, ou, dans le contexte suisse, Sandro Guzzi-Heeb – aurait notamment enrichi l’interprétation très intéressante du rôle de la parenté dans les habitudes sexuelles. On retiendra surtout la richesse d’un travail qui propose une recherche passionnante et offre un regard original et stimulant sur le phénomène de l’illégitimité, tout en éclairant avec sensibilité les réalités sociales vécues par les travailleuses émigrées à Bâle au XIXe siècle.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Aline Johner, Rezension von/compte rendu de: Karin Orth, Nichtehelichkeit als Normalität. Ledige badische Mütter in Basel im 19. Jahrhundert, Göttingen (Wallstein) 2022, 335 S., 2 Abb., ISBN 978-3-8353-5234-6, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2025/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112794





