Écrire une nouvelle histoire culturelle de la France – comme de toute culture – est un véritable défi. La dernière tentative sérieuse, en langue française, sous la direction de Jean-Pierre Riou et de Jean-François Sirinelli, parue au Seuil à partir de 2005 a été très discutée, même si les comptes rendus ont été en majorité positifs. Volker Reinhardt, professeur à l’université de Fribourg-en-Brisgau publie à son tour, en un fort volume de plus de 600 pages – avec cartes et de nombreuses illustrations de qualité – paru chez C. H. Beck (Munich), une tentative originale et novatrice. Il a su en effet éviter la tentation d’une exhaustivité illusoire, un impressionnisme lacunaire ou une suite rébarbative de notices, remplaçant ce genre d’exposé statique par une mise en perspective dynamique et interactive de certains événements phares.

Dans une introduction magistrale et de grand intérêt pour la finesse de ses analyses sur la problématique de ce type de recherche, l’auteur explique son projet. Il commence par la présentation d’un concept aussi fédérateur que polysémique pour le cas d’espèce français: celui de »dulce France«, inspiré de la chanson de Roland), qui, comme un fil rouge, relie les différents moments qu’il a décidé de mettre en scène. Puis, il pose la question générale de l’émergence des cultures nationales et des différences de caractère qui s’y impriment graduellement. L’auteur évoque les difficultés auxquelles le chercheur se heurte: garder le cap choisi en évitant le Charybde des clichés et la Scylla d’un catalogue sans unité, ce cap étant pour lui de suivre la culture française dans ses développements, dans ses variants et invariants, en la comprenant comme un processus jamais définitivement clos voire une auto‑découverte toujours remise en question, une émergence continue et créative qui s’impose progressivement aux égoïsmes de caste et cède peu à peu le pas au mythe (aux mythes) de la Nation.

Volker Reinhardt, dans sa démarche, rappelle un peu les réflexions que Claude Lévi-Strauss (il lui consacre – et à Michel Leiris – un éclairant chapitre) a consignées dans les pages célèbres de l’Anthropologie structurale (1958) où il considère en premier lieu que le mythe est un être linguistique formé d’unités constitutives qu’il nomme mythèmes par références aux catégories définies par la linguistique dans la structure de la langue. Ces unités composées de relations, d’assignations d’un prédicat à un sujet ne sont pas isolées, mais groupées en paquets. Le mythe est ainsi défini par l’ensemble de ses versions et Lévi-Strauss emploie le terme de récit pour le qualifier. Il définit enfin la structure du mythe comme diachronique et synchronique. Le mythe est donc une histoire sans en être une, composée d’éléments primordiaux reliés entre eux par une chaîne esthétique pouvant lui conférer l’allure d’un récit, et qui dépend d’un univers culturel particulier. Si l’on rapporte ces considérations au travail de V. Reinhardt, on découvre plus que des parallèles, puisqu’il part lui aussi de »mythèmes« et de »ritèmes« culturels pour échafauder son projet d’ensemble.

Bien entendu, ce développement continu intègre à la fois des facteurs subjectifs qui tiennent aux individus, aux rencontres, aux influences, mais aussi des facteurs objectifs, comme le cadre économique, social, administratif, linguistiques, religieux… et leurs évolutions, dont il faut tenir compte. Il considère que l’État-nation français s’est construit (se construit) moins contre d’autres formes fédératives que dans le sens d’une tension toujours présente vers la centralisation. Il insiste sur le fait que l’émergence des cultures nationales n’a rien de fantasmatique ou d’émotionnel (même si ces éléments ne sont pas totalement absents) et s’appuie moins sur une prétendue psychologie des peuples que sur des facteurs plus immédiatement saisissables par l’analyse. Ainsi, la culture populaire dépend avant tout de la situation locale au sens large et, pour l’aristocratie, d’un certain nombre de règles qui prennent souvent tôt racine: la hiérarchie, la cour, le prestige, le partage – ou non – du pouvoir… À cela s’ajoute bien évidemment l’impact des événements nationaux et internationaux comme les catastrophes ou les guerres de Religion au XVIe siècle.

L’auteur tente ainsi de présenter les étapes d’un développement millénaire en s’appuyant sur les œuvres d’art, les idées, les modes, l’évolution des styles, les directions intellectuelles prises, les événements politiquement, socialement, humainement marquants. Avec raison, il sait accorder autant d’importance à la cathédrale de Chartres, »miracle de pierre au cœur de la province«, qu’à Astérix et à la bande dessinée, marques de l’esprit de l’époque. Parallèlement, ces temps forts sont mis en rapport pour en faire ressortir les éléments communs et les interactions. La culture est ainsi envisagée comme une totalité mouvante, évolutive: la résultante jamais définitive des concepts esthétiques, des styles, des productions (écrites…), des horizons d’attente, des systèmes de valeur, des critiques formulées et des projections sur l’avenir. Elle est une immense toile qui se tisse; Volker Reinhardt s’efforce de la saisir ou de rendre sensibles les principaux éléments de sa trame.

Reinhardt fait aussi remarquer qu’il a été évidemment amené à privilégier la culture des élites. Il l’a fait sans parti pris, simplement parce que les évolutions dynamiques en matière culturelle et civilisationnelle partent généralement des sommets de la société et s’imposent aux classes inférieures qui ne les acceptent le plus souvent qu’après les avoir rejetées. Par exemple, selon lui, les Gilets jaunes, qui ont défrayé la chronique il y a quelques années, s’inscrivent parfaitement dans la tradition ancienne de ces phases (provisoires et nécessaires) de rejet. Cependant, inversement, cette structure pyramidale n’empêche pas que certains éléments de la culture populaire parviennent à gagner les élites.

Ce projet exposé, le lecteur est agréablement surpris de constater que de la coupe aux lèvres, la distance est aussi réduite que possible. Le plan suivi est essentiellement chronologique et les chapitres (relativement courts) qui se suivent, s’ils ne sont pas toujours très loin de la notice prohibée, établissent bien entre eux un réseau de relations qui met en valeur cette trame culturelle en perpétuelle évolution dont il a été question plus haut. Un peu comme Montesquieu (absent du livre) répliquant aux détracteurs des Lettres persanes qui en critiquaient le »décousu«, qu’une »chaîne secrète, et en quelque façon inconnue« en assurait au contraire la cohérence et que c’était au lecteur d’avoir assez de perspicacité pour la découvrir, l’auteur de cette Histoire culturelle choisit un certain nombre de moments privilégiés qui entrent en résonance et permettent au lecteur (attentif et tout de même »averti«) de pressentir les lignes de force qui sous-tendent la culture française considérée globalement.

Ainsi, pour s’en tenir aux débuts de l’ouvrage, Reinhardt part de plusieurs éléments fondateurs selon lui sur les plans politiques et sociaux, puis théologiques enfin symboliques avant de passer au roman courtois et à la cathédrale de Chartres. Puis, il évoque Reims, sa cathédrale, les cérémonies qu’elle abrite alors illustrant la synthèse de l’évolution sous-jacente qu’il vient de révéler au lecteur. Par son commentaire de la Chanson de Roland et d’une œuvre du troubadour Bertran de Born, il met en lumière le système de tensions, ces forces centrifuges et centripètes caractéristiques de la culture française qui, dès les origines, opposent et lient le roi aux grands féodaux, le centre à la périphérie, le girondisme au jacobinisme, la sensibilité à la violence, l’excellence philosophique et théologique d’un Abélard à la contestation de Rome, une littérature célébrant à la fois le suzerain et l’exploit personnel des vassaux, l’amour et sa proscription, Chartres et son aura, Reims utilisant cette sacralité dans la symbolique du couronnement, une synthèse, un équilibre toujours précaire. La Révolution semble établir un ordre nouveau, mais les liens avec les profondeurs du passé n’en seront que revisités pour ne pas dire renforcés. Il en ressort un certain nombre de composantes, le plus souvent contradictoires, qui tissent la suite du récit et dessinent les traits d’une mentalité qui se forme, demeure et change à la fois dans une dialectique continuelle.

Ce regard de Sirius sur la culture française rompt avec les habitudes, la routine franco-française pour ne pas dire le nombrilisme national, car l’auteur focalise souvent sa recherche sur des thèmes, des auteurs, des événements qui parfois surprendront un lecteur français. Ce livre est en outre écrit sans tomber dans un langage rébarbatif et pseudoscientifique: on le lit facilement et avec bonheur, convaincu que l’auteur a eu beaucoup de plaisir à traiter d’un sujet qui lui tient à cœur. La compétence ne s’embarrasse pas ici d’un corsetage »universitaire« qui lui ferait tort.

Le livre correspond parfaitement au cahier des charges, au contrat de lecture que son auteur s’est imposé et qu’il a proposé au lecteur; il y aurait mauvaise foi à lui reprocher ses choix, l’absence criante de tel auteur, la part réduite faite au XVIIIe siècle, la mise entre parenthèses des cultures provinciales qui ont malgré tout perduré et n’ont pas été sans influencer la culture nationale, etc. Esprit und Leidenschaft. Kulturgeschichte Frankreichs (Esprit et passion, Histoire culturelle de la France) mériterait une traduction pour que le lecteur français ne possédant pas la langue allemande puisse profiter de ce regard original et enrichissant.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

François Labbé, Rezension von/compte rendu de: Volker Reinhardt, Esprit und Leidenschaft. Kulturgeschichte Frankreichs, München (C. H. Beck) 2025, 656 S., 106 Abb., ISBN 978-3-406-82918-5, EUR 38,00., in: Francia-Recensio 2025/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112795