L’ouvrage Der verlorene Frieden s’interroge sur les causes qui ont provoqué le retour à une nouvelle forme de guerre froide entre les pays occidentaux et la Russie alors qu’on croyait, en 1990, la division Est/Ouest du continent européen définitivement surmontée. L’auteur de l’ouvrage, Andreas Rödder, est historien, professeur d’histoire contemporaine à l’université Johannes Gutenberg de Mainz, membre du présidium de la Fondation Konrad-Adenauer et président de la Stresemann-Gesellschaft.

L’ouvrage compte huit chapitres, l’objectif étant d’amener le lecteur à comprendre pourquoi, en 2022, l’ordre européen a basculé confrontant le Vieux Continent au spectre d’un conflit militaire généralisé opposant les pays occidentaux à une Russie que l’auteur qualifie sans détour de révisionniste et d’impérialiste, sans nullement nier le fait – au contraire, Rödder s’emploie à l’analyser en profondeur – que les dirigeants occidentaux portent une lourde responsabilité dans le déclenchement de la crise qui menace la sécurité européenne. Mais analyser et reconnaître la responsabilité occidentale ne fait pas pour autant de Rödder un »Russland-Versteher«. Et il ne plaide nullement pour un abandon de l’aide à l’Ukraine.

Pour expliquer pourquoi l’ordre européen s’est effondré, Rödder s’interroge d’abord sur la notion même d’»ordre« dans la théorie des relations internationales (chapitre 1 et 2). L’auteur compare ainsi l’ordre international issu de la guerre de Trente Ans (traité de Westphalie), des guerres napoléoniennes (congrès de Vienne), de la Première Guerre mondiale (traité de Versailles et les traités de la »banlieue parisienne«) et de la Seconde Guerre mondiale (conférences de Yalta et de Potsdam) avec l’absence d’ordre international après la fin de la guerre froide, puisque cette dernière n’a été conclue ni par un traité, ni par un accord ou une convention. Au contraire, et pour cause, les institutions occidentales issues de la guerre froide (OTAN, UE, etc.), restées intacts en 1990, sont devenues les pierres angulaires du système de l’après-guerre froide, auquel la Russie n’a pas pu, ni voulu, adhérer.

Les chapitres 3 à 6 suivent un ordre chronologique et résument les faits principaux de l’évolution des relations internationales entre 1990 et 2022, les deux années césure qui ouvrent et referment la parenthèse de »l’après-guerre froide«. Andreas Rödder étudie ainsi la décennie 90 (chapitre 3), qualifiée à juste titre de »moment unipolaire«, les États-Unis se retrouvant à ce moment-là comme la seule et unique superpuissance. Il consacre le chapitre 4 aux années de basculement 2001–2009, marquées par les conséquences des attaques terroristes du 11 septembre, la guerre contre l’Irak et la crise financière. Le chapitre suivant (chapitre 5) traite des années 2010–2020, avec notamment l’échec des »printemps arabes« et la guerre en Syrie, les crises migratoires, la crise de la zone euro, la montée en puissance de la Chine de Xi Jinping et le raidissement croissant du régime poutinien. Enfin, le chapitre 6 traite de l’effondrement de l’ordre si fragile de 1990, remis en question entre 2020 et 2023 par des événements aussi tranchants que l’épidémie du Covid-19, le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, la deuxième phase de la guerre russe contre l’Ukraine et le massacre du Hamas contre les Israéliens le 7 octobre 2023.

Ces quatre chapitres constituent le cœur de l’ouvrage d’Andreas Rödder. Ils ont le grand avantage de proposer à un lecteur peu au fait de l’actualité internationale, et donc légitimement déboussolé face à un monde de plus en plus anxiogène, une analyse compacte et cohérente des événements géopolitiques majeurs des trois dernières décennies et ceci dans un style accessible, fluide et bien rédigé. Toutefois, ces quatre chapitres ne dépassent pas une centaine de pages, alors qu’ils couvrent trois décennies et une multitude de sujets qui mériteraient un développement beaucoup plus approfondi. Au lecteur qui suit l’actualité internationale régulièrement, ne serait-ce qu’en consultant un bon quotidien tous les jours, ces quatre chapitres n’apprennent rien de nouveau. Et il aurait aussi fallu ajouter un sous-chapitre aux conséquences de la première élection de Donald Trump à la Maison Blanche en 2016 et à sa tentative de coup d’État en janvier 2021.

Les deux derniers chapitres sont consacrés aux causes profondes de l’effondrement de l’ordre de 1990 et aux conséquences qui en découlent. Pour Andreas Rödder, les pays occidentaux et notamment les États-Unis portent à cet égard une lourde responsabilité. Ils auraient d’abord vraiment cru à la théorie du politiste Francis Fukuyama relative à la »fin de l’Histoire«, selon laquelle tous les régimes politiques dans le monde devraient évoluer vers la démocratie parlementaire et l’économie de marché libérale. Sur la base de cette croyance, les Occidentaux se seraient lancés dans des stratégies de changements de régime, de »nation building« (Somalie) et de construction d’État de droit en Europe de l’Est, au Proche et au Moyen-Orient (Irak), en Afrique et en Asie (Afghanistan) qui ne pouvaient qu’échouer et aiguiser en même temps les ressentiments anti-occidentaux dans les pays concernés, ressentiments d’ailleurs largement inscrits dans les souvenirs de la période coloniale.

L’auteur souligne aussi qu’il estime que la Russie n’a jamais été traitée comme un partenaire égal après 1990 et qu’elle a été humiliée à maintes reprises. Certes, elle n’a pas été placée dans la position de l’Allemagne en 1919 et l’auteur rappelle que les Occidentaux l’ont financièrement soutenue dans les années 1990, mais elle s’est retrouvée dans la position du partenaire junior: alors que Barack Obama l’avait qualifiée de simple »puissance régionale«, elle estime au contraire être une superpuissance, au moins du point de vue militaire (elle est dotée de l’armement nucléaire), et être en droit de contrôler comme elle l’entend ses »zones d’influence« traditionnelles à l’ouest et au sud, à commencer par l’Ukraine. Andreas Rödder défend certes l’élargissement à l’Est de l’OTAN, estimant que les pays ex-communistes qui y ont adhéré ont eu le droit de le faire en tant qu’États indépendants et souverains. Mais il souligne que la promesse d’adhésion vague faite par l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie en 2008 ne pouvait qu’amplifier le révisionnisme russe et provoquer ses interventions militaires dans les deux pays.

L’auteur estime aussi que les Occidentaux n’avaient aucun mandat ni de légitimité pour exporter leurs normes juridiques, d’autant que l’ordre libéral, basé sur la liberté individuelle et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne sont pas des valeurs universelles et que les Occidentaux sont loin de les respecter au sein de leurs propres sociétés (compte tenu du traitement des Palestiniens par Israël ou des Kurdes par la Turquie qui est pourtant membre de l’OTAN). Enfin, la montée en puissance de régimes qui défendent un ordre illibéral (comme la Hongrie d’Orban et même l’Amérique de Trump) montre que les Occidentaux se font le chantre de valeurs auxquelles ils n’adhèrent pas entièrement, voire de moins en moins.

Dans sa conclusion, Andreas Rödder plaide pour une politique à la fois résiliente des Occidentaux face à la Russie (investissements accrus dans le secteur de la défense, soutien accru à l’Ukraine) et »réaliste«. La reconnaissance du primat de la Realpolitik va de pair avec l’acceptation que l’interdépendance économique et commerciale n’est pas un gage de paix et de stabilité et que les institutions multilatérales ne garantissent pas le non-recours à la force. Il préconise une attitude pragmatique et même respectueuse face aux pays dont les régimes sont différents de ceux des Occidentaux, tout en maintenant une politique d’endiguement face aux régimes révisionnistes qui emploient l’usage de la force. S’il se déclare en faveur du maintien de la solidarité transatlantique et des relations qui nous lient aux États-Unis, l’auteur insiste aussi sur la nécessite de renforcer la capacité d’action géopolitique et militaire de l’Union européenne, basée sur une attitude constructive face au Royaume-Uni. Dans ce contexte il estime que l’Allemagne doit assumer une forme de leadership (et non pas de domination) et s’ouvrir aux idées d’Emmanuel Macron quant à l’autonomie stratégique européenne. Le tout dans un contexte marqué par la perte de la paix de 1990, comme Andreas Rödder le rappelle dans la dernière phrase de son ouvrage.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Hans Stark, Rezension von/compte rendu de: Andreas Rödder, Der verlorene Frieden. Vom Fall der Mauer zum neuen Ost-West-Konflikt, München (C. H. Beck) 2024, 250 S., ISBN 978-3-406-82143-1, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2025/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112796