L’ouvrage de Richard Steinberg sur la perception de la crise et des crises au sein du Parlement européen dans les années 1970 est directement issu de ses recherches, conduites à l’université de Hambourg dans le cadre de son doctorat. Fondé sur l’analyse de discours, son travail entre science politique et histoire, s’appuie principalement sur les débats tenus au Parlement européen de 1969 à 1986, retranscrits dans les procès-verbaux des séances plénières.

Alors que l’Union européenne se définit ces dernières décennies comme en crise permanente, voire en polycrise pour reprendre le terme emprunté à Edgar Morin par Jean-Claude Juncker en 2016, l’ouvrage apporte un éclairage utile sur la genèse du discours des institutions européennes sur la (les) crise(s). Les années 1970 marquent pour beaucoup la fin d’une période »glorieuse« commencée après-guerre et le début d’un enchaînement de crises durables, de nature diverse: monétaire, économique, sociale, politique, institutionnelle…

L’intérêt du livre réside plus dans l’analyse historique de la perception des crises des années 1970 (seconde partie) que dans la réflexion théorique (première partie), déjà largement explorée par un champs intellectuel foisonnant depuis trente ans. Le livre nous plonge au cœur des débats d’alors, à un moment important de l’histoire des institutions européennes. Le Parlement européen change radicalement au cours de la période: il gagne en pouvoir en peu d’années, du fait de son élection au suffrage universel direct à partir de 1979. Il devient une institution centrale du »jeu européen«, cherchant à faire entendre sa voix d’agora légitime de la démocratie européenne. Le point de départ de l’ouvrage est de questionner les représentations de la crise chez les députés européens, plus précisément leurs références, les concepts utilisés et dans quel but ils le sont. Le discours sur les crises vise-t-il à légitimer toujours plus d’intégration?

Il faut dire que l’Union européenne, dans l’imaginaire commun, entretient une relation fondatrice avec les crises. Présentée comme une réponse définitive aux conflits européens fratricides du XXe siècle, la construction européenne est jalonnée, depuis 1950, de différentes crises, tensions, crispations, internes et externes, qui menacent ou justifient son existence selon les points de vue. L’unité européenne est née de l’urgence et des contraintes multiples de l’après-guerre (guerre froide, décolonisation, reconstruction); jusqu’à parler de crise vertueuse ou »productive« pour reprendre les mots de l’auteur, puisque favorisant l’unité. On retrouve ces éléments de discours au Parlement dans les années 1970 comme dans les mots des responsables communautaires d’aujourd’hui: de chaque crise, il faut tirer les enseignements et exploiter les difficultés du moment pour renforcer les liens continentaux, pour aller plus loin dans l’intégration (crise financière de 2008, Brexit, Covid…). Avec le choc pétrolier de 1973, la crise économique et énergétique, ainsi que ses nombreux soubresauts ultérieurs, est omniprésente dans les discours et représente une menace existentielle pour la Communauté elle-même. Le pendant des crises, pour les responsables politiques, se trouve dans leur résolution, longuement débattue à Strasbourg: comment faire face à la crise et à ses conséquences notamment sociales? quelles peuvent être les solutions communes européennes? Le Parlement européen, fort de sa légitimité nouvelle, s’affirme dans le jeu interinstitutionnel sur ces questions et défend les compétences et capacités communautaires à résoudre les crises quand les États membres isolés sont bien impuissants à le faire. Les crises externes, notamment les conflits (Proche-Orient, guerre froide), sont utilisées comme des arguments en faveur de solutions européennes, communes, nécessaires.

L’ouvrage pourrait parfois être plus clair sur les frontières politiques à l’intérieur du Parlement, les oppositions, les perceptions différenciées des crises et événements en fonction des familles politiques, voire des points de vue individuels. Les députés européens sont paradoxalement assez absents de l’ouvrage, la faute à un système de référencement rendant les prises de parole anonymes. Le plus souvent, au mieux, on saura de quel bord politique vient la citation. On peut regretter ce manque d’incarnation de la parole et du discours, les élus s’effaçant devant l’analyse institutionnelle globale.

Les députés des années 1970, dans la diversité des tendances politiques représentées (serait-ce toujours vrai aujourd’hui au regard du poids du bloc nationaliste et eurosceptique?), lient donc avenir de la construction européenne et (résolution de) crises, voire conditionnent le développement de l’intégration européenne à la crise et à la façon d’y faire face. La crise, dans toutes ses dimensions, devient le révélateur de l’âme du processus d’intégration européenne, de sa capacité à se relever, à dépasser, transcender les difficultés pour se renforcer. Avec l’analyse des mots des députés européens d’alors, on touche du doigt la raison d’être de l’unité européenne érigée au rang de mythe: face aux crises et aux aléas du monde, il faut, comme l’écrivait Gaston Riou en 1929, s’unir ou mourir.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mauve Carbonell, Rezension von/compte rendu de: Richard Steinberg, Das Europäische Parlament in der Krise? Krisenwahrnehmung und Krisendiskurse im Europäischen Parlament in den langen 1970er‑Jahren (1969–1986), Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2025, 220 S. (Studien zur modernen Geschichte, 66), ISBN 978-3-515-13766-9, EUR 46,00., in: Francia-Recensio 2025/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112798