Voici un livre de mémoire, de douleur mais aussi de science. Il nous vient de l’autrice de l’Enfer de la IIIe République. Censeurs et pornographes (Paris 2000) et de La République des faibles: les origines intellectuelles du droit républicain (Paris 2005). C’est de ceux-là qu’il est ici aussi question, de ceux qui ont tout perdu, qui durent se construire une nouvelle identité recomposée. Cet alliage, assez rare, nous fait entrer dans une histoire singulière mais en même temps globalisante. Deux parties le structurent: départs sans retour et les silences du questionnaire.
C’est donc sous le signe des exils que commence cette évocation, érudite mais toujours lisible sur les orientaux, terme qui pourrait comprendre les Ostjuden mais aussi les arabes (musulmans, juifs, catholiques etc.). De l’évocation de »mes années constantinoises« quittées en 1962 jusqu’au retour unique, avec sa mère en 1991, ces pages tremblantes d’émotion communicative fixent la nouvelle tâche: »Trouver des voies de passage de l’Est algérien aux juifs de l’Europe de l’Est«. Le pas de côté commence assez vite puisque, en lieu et place des analyses des migrations ou des nationalités, on trouve… le questionnaire de la police! Dans les réponses parfois précises, parfois évasives et souvent pour partie silencieuses, se dévoile un autre monde, de travers, de soupentes, de caves et presque faux papiers. La rhétorique des demandes de naturalisation, genre souvent ignoré, est ici parfaitement utilisée, développée et sortie des cartons des archives, elles-mêmes souvent déplacées, du musée d’art populaire juif, rue des Saules à Paris, aujourd’hui au MAHJ.
Mais ce livre n’en reste pas aux acariens et aux fantômes des archives: il refait surface avec la littérature – Appelfeld bien entendu, les frères Singer, sans ignorer le magnifique Juifs en errance de Joseph Roth. Le lecteur voyage lui aussi entre les archives de la police et la littérature devenu canonique. L’historienne est devenue elle-même archive, comme sa famille au sein dans laquelle on connaît le frère lui aussi historien Benjamin Stora, beaucoup plus jeune. Sans oublier la cousine Judith Stora‑Sandor née en Hongrie, spécialiste de l’humour juif! Le destin des Juifs algériens, qui revient aujourd’hui après une si longue absence, éclate dans ces pages savantes mais aussi souvent allusives, discrètes. Le père, Elie Stora, né en 1909 à Khenchela, dans les Aurès (Est algérien) est commerçant de semoule et de farine. Le problème surgit assez vite puisqu’Abraham Cahen (1835–1913), grand rabbin de Constantine entre 1868 et 1877, considère ses ouailles comme des retardés. Il ne parle d’ailleurs pas la langue du pays! Juif observant, membre de la SFIO, le père va à la synagogue tous les shabbat parlant de Léon Blum à ses enfants. Puis surgissent des interrogations: »Pourquoi mon père ne m’a-t-il jamais parlé de sa dénaturalisation? […] Pourquoi ma mère ne m’a-t-elle jamais parlé du numerus clausus qui, par une simple lettre adressée le 30 septembre 1941 par le général Weygand au grand rabbin d’Alger, eut pour effet de renvoyer de l’école primaire ses plus jeunes sœurs?«. On croyait lire un ouvrage d’histoire et on se retrouve dans des récits de disparus.
L’arrivée en France, où personne ne les attend, et où s’entassent trente personnes dans un pavillon de Montreuil-sous-Bois. Puis la lente venue à l’écriture (sténo-dactylo avant les études: Jussieu Paris VII puis l’atelier de thèse de Michelle Perrot et les sourires communicatifs de Mona Ozouf). Encore et toujours la politique qui s’inscrit en filigrane qui devient un ex-libris, la guerre des Six‑jours, les étudiants juifs de Paris, le PCF (1973–1980). Puis c’est l’enseignement supérieur (IUFM et université).
Tant de mondes perdus qui impriment, qui s’impriment, grâce au talent de l’autrice interrompu par le questionnaire (151) en dix questions dont l’une devrait ravir les lecteurs de notre revue: »Si le postulant est allemand, quelle était sa résidence et quel a été son emploi du temps en 1870–1871?«. Les archives administratives documentent les attentes, les rares victoires et les défaites! Ce mélange d’Ancien Régime et de fin du XIXe siècle est saisissant! Certaines réponses font mesurer l’abîme entre les attentes et la dure réalité. Elles sont dignes d’une anthologie à établir: de la corpulence à l’élocution. Réapparaissent des lieux insoupçonnés comme la bibliothèque des prolétaires juifs de la rue Bourg‑Tibourg, surveillée par la police!
Cet incessant aller-retour entre les faits et les livres, entre les visages et les lieux, les traversées et les superpositions vous prend véritablement à la gorge! Une information généreuse, souvent suggestive, une série d’instantanés et des pistes de réflexions nombreuses, avec une bibliographie conséquente, caractérisent cet ouvrage un peu hors norme, hors des sentiers battus de notre discipline. Les noms de Dominique Kalifa et de Miguel Abensour, entre autres, achèvent de donner à ce témoignage arraché au sable et aux cendres une note mélancolique. Un superbe ouvrage d’ego-histoire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Bourel, Rezension von/compte rendu de: Annie Stora-Lamarre, Le silence brisé. Une traversée migratoire des mondes juifs perdus, Paris (Éditions Syllepse) 2024, 252 p. (Histoire: enjeux et débats), ISBN 979-10-399-0218-2, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2025/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112799





