Sur les trois volumes de la biographie du célèbre théologien zurichois Johann Caspar Lavater qui sont prévus par la maison d’édition Schwabe, les deux premiers, signés Ursula Caflisch-Schnetzler, ont été récemment publiés: le premier, Jugendjahre. Vom Wert der Freundschaft, en 2023, et le deuxième, Beziehungsgenie. Autor und Freund, en 2024. Ce deuxième volume bénéficie de l’élégante mise en page et de la rigueur scientifique auxquelles Schwabe a habitué ses lecteurs: couverture rigide, illustrations nombreuses et d’excellente facture, 200 pages de texte suivies de 142 pages contenant des transcriptions de manuscrits, des notes fournissant des citations complémentaires et explicatives, sans oublier la bibliographie et l’index, indispensables étant donné le foisonnement des personnalités avec lesquelles Lavater avait eu des échanges épistolaires et/ou amicaux, ainsi que des graphiques mettant en évidence l’ampleur de ses réseaux (30‑31). Deux axes sous-tendent cet ouvrage encyclopédique et en assurent la cohérence. Le rôle central de la correspondance, tout d’abord, en écho à la numérisation et l’édition historique et critique en cours, gigantesque entreprise co-portée par U. Caflisch-Schnetzler.1 D’autre part, la problématique qui subsume les informations données, à savoir les qualités de Lavater en tant que »génie de la communication«: sa confrontation aux opinions d’autrui a fait partie de ses convictions anthropologiques, de son besoin d’empathie autant que de son altruisme, de son plaidoyer en faveur de l’émancipation et de l’indépendance intellectuelles – ce en quoi il se classe parmi les Aufklärer – et de sa foi dans les pouvoirs cognitifs de l’intuition et de la sensibilité – ce qui l’apparentait aux thèses de Herder et des Stürmer und Dränger.

Consacrant son premier chapitre au genre épistolaire en tant que support de communication par excellence, U. Caflisch‑Schnetzler en souligne l’arrière-plan idéologique. À l’instar de Moses Mendelssohn et Johann Gottfried Herder, Lavater fut l’un des rares à percevoir la rupture épistémologique, philosophique et esthétique, que Johann Georg Sulzer Sulzer apporta dans son Kurzer Begriff aller Wissenschaften en gommant la césure entre corps et âme: le reliant alors à son propre christocentrisme et au rôle primordial de l’incarnation de Dieu dans l’homme, Lavater applique ces considérations au processus de l’échange épistolaire. Il conçoit la lettre comme un genre particulier apte à rendre possible la »parousie« (33), la présence actuelle et physique de l’épistolier. Ce passage introductif prépare le lecteur à mesurer l’impact des interactions épistolaires décrites dans les chapitres suivants.

Cette biographie est structurée en fonction des étapes de la carrière professionnelle de Lavater à Zurich. Durant les années 1766–1769 le jeune théologien reste dans les traces de Johann Joachim Spalding, fait l’éloge de Johann Jakob Breitinger, bénéficie des recommandations de Zimmermann. Mais le décès de son ami Johann Felix Hess l’incite à développer ses idées sur l’au-delà et la vie après la mort, à se tourner vers la physicothéologie et à se pencher sur le Phédon de Mendelssohn et la palingénésie de Charles Bonnet. C’est à cette époque que le cercle de ses correspondants s’élargit, d’autant que la »discussion philosophique« (69) qu’il souhaitait entamer avec Mendelssohn a suscité chez les Aufklärer de l’embarras voire de l’incompréhension. Par ailleurs la manière dont il privilégiait l’âme et faisait abstraction de la résurrection des corps lui valut d’être soupçonné d’hérésie par le camp orthodoxe.

La période 1770–1773 est celle où Lavater est chargé de s’occuper des orphelins et d’assurer les prédications dominicales à la Waisenhauskirche. Dans son Geheimes Tagebuch il préconise de se familiariser avec son propre moi puisque Dieu a créé l’homme à son image et se rend ainsi visible en chacun. Cette introspection se place sous l’égide de l’Aufklärung car les actions morales se commentent au nom de la raison et conduisent à la vertu. En somme la christologie de Lavater ne se réduit ni au piétisme ni à la néologie ni au déisme.

Les années 1774–1775 sont marquées par un voyage en Allemagne qui scella le triomphe médiatique de Lavater et l’incita à persévérer dans ses efforts pour concilier raison et sentiments. C’est aussi le moment où est publié le premier volume des Physiognomische Fragmente, d’où ressortent sa vision holistique de la personnalité et encore et toujours son objectif d’être utile en démontrant la sagesse et la bonté du Créateur. Parmi les informations que contient la correspondance, on peut noter d’utiles précisions concernant l’implication du jeune Johann Wolfgang Goethe qui, pour sa part, restait hors du champ théologique.

L’examen des œuvres parues entre 1776 et 1778, par exemple les tomes 2 à 4 des Fragments et la pièce Abraham und Isaak, fournit à U. Caflisch-Schnetzler l’occasion de décoder diverses gravures de couverture. Ainsi celle du tome 4 montrant les représentants des quatre tempéraments réunis devant le tableau de la famille de Calas illustre-t-elle le principe de l’analogie et l’unité de la création. Sont rappelées dans ce chapitre quelques généralités sur l’identité des visages, les dédicaces, la polémique contre Georg Christoph Lichtenberg et sa »pathognomique«, traitée en sémiotique des émotions et miroir des mondains alors que la »physiognomique« impliquait connaissance de la nature, recherche de la vérité, bonheur de l’humanité.

Enfin la période 1779–1785/86 est caractérisée par la grande charge de travail qu’impliquait la nomination du pasteur à Sankt Peter et par le succès rencontré tant auprès de ses auditeurs à Zurich – au grand dam de ses collègues qui lui reprochaient sa prédilection pour les sentiments au détriment de l’enseignement de la morale – qu’auprès des couples princiers et des aristocrates venus le voir, éminents visiteurs dont U. Caflisch-Schnetzler dresse une liste impressionnante.

Par ce chassé-croisé entre les œuvres de Lavater et sa correspondance, cette deuxième partie de sa biographie apporte donc un éclairage complémentaire et original à notre connaissance de ce personnage charismatique. Ce volume permet aussi de suivre et comprendre les méandres du compagnonnage amical qu’assurèrent entre autres Zimmermann, Breitinger, Sulzer, Goethe. Il fait enfin constater l’enthousiasme avec lequel ce communicant »génial« transmettait sa quête théologique et l’affichait avec d’autant plus de conviction qu’il croyait au bien-fondé du dialogue.

1 Ursula Caflisch-Schnetzler, Lavater vernetzt – Gelehrtenrepublik und Digital Humanities, in: Schweizerische Zeitschrift für die Erforschung des 18. Jahrhunderts, Vol. 11/2020, DOI 10.24894/xviii.ch.2020.11.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Françoise Knopper, Rezension von/compte rendu de: Ursula Caflisch-Schnetzler, Johann Caspar Lavater. 2: Beziehungsgenie. Autor und Freund, Basel (Schwabe Verlag) 2024, 342 S., ISBN 978-3-7965-5146-8, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112985