Les études historiques sur la pêche sont suffisamment rares pour ne pas saluer le travail de Romain Grancher. L’auteur se livre à une intéressante étude de la pêche à Dieppe au XVIIIe et XIXe siècle. Ceci dit, la couverture montre des pêcheurs relevant un filet sur chalutier du milieu du siècle dernier. Par ailleurs, le sous-titre laisse à penser que l’étude porte sur une période allant de 1700 à 1899 or le travail couvre la période allant de 1724 à 1818. Malgré cela, ces limites ont été judicieusement choisies car l’étude vise à comprendre les sources d’une émotion qui s’est déroulée à Dieppe, en 1818 où une partie de la population liée à la pêche s’en est prise à des pêcheurs d’Outre-Seine pratiquant le chalutage sur les côtes du Pays-de-Caux et venant vendre à Dieppe. Pour cela l’auteur n’étudie pas seulement l’activité mais aussi le milieu des pêcheurs.
Le chercheur utilise toutes les ressources disponibles ou presque: la pêche à la morue est laissée de côté dans la mesure où elle n’entre pas dans la problématique. En cela, il démontre que le monde de la pêche n’est pas uniforme. Si la mer est commune, les pratiques le sont moins. Dans l’espace considéré, les métiers sont différents: allant du »grant métier« spécialisé, entre autres, dans les pêches du hareng et du maquereau aux pêcheurs à pied, pouvant aussi être des hottiers transportant le poisson à terre, sans oublier toutes les activités liées et les familles des pêcheurs. C’est un métier qui évolue en fonction de ces résultats, de la guerre ou de la règlementation. À la veille de la Révolution, la situation n’est guère brillante: augmentation des tonnages des navires, interdiction d’un type de filet: la dreige. Ces changements provoquent l’effondrement de l’activité au Tréport alors que la mainmise des armateurs (hôtes-vendeurs) s’accroît.
Selon une remarque très juste de l’auteur, marin est, en fait, un métier privilégié dans la mesure où cette activité est libre moyennant le service sur les vaisseaux du roi. Contrairement au métier juré, c’est un métier réglé où l’amiral de France au travers de son lieutenant général en l’amirauté de Dieppe joue un rôle important. Ce dernier tranche mais intègre les pratiques locales ou normandes comme celles de l’accord ou de la clameur de haro. Ceci dit, il est intéressant de constater que le panel des plaideurs de l’amirauté est très diversifié, des armateurs aux femmes de pêcheurs en passant par des taverniers. Parmi eux les maîtres dominent dans la mesure où ils sont logiquement à l’interface de l’ensemble.
Le poids des maîtres est certain, notamment parce qu’il leur appartient de recruter l’équipage. Le contrat souvent oral et passé dans une taverne ou un cabaret, pour disposer de témoins si nécessaire, court de Pâques à la veille de la Pâques suivantes. Les maîtres qui ont le plus de résultats sont ceux qui attirent les meilleurs matelots. Pourtant, le maître doit composer non seulement avec son équipage mais aussi, parfois, avec leurs épouses qui s’occupent de leur côté à sécher et à ramander les filets, s’inquiètent de la sécurité leurs époux voire encaissent l’argent de leur solde.
En ce domaine, le matelot à la pêche est payé à la part. Pour cela, l’armateur présente ses comptes à la taverne servant de base arrière en fin de campagne. Après avoir défalqué tous les frais d’exploitation dont les avaries, puis s’être lui-même payé, il divise le solde en lots en raison de la fonction au sein de l’équipage. Quelques-uns peuvent être payés au fixe. Les matelots ne touchent qu’un lot qui est généralement complété par d’autres, car ils sont tenus d’apporter une pièce du filet qui, assemblé avec les autres, constitue l’engin de pêche proprement dit. Certains n’ont pas les moyens de fournir cette dernière, ils ont alors recours à une personne extérieure à qui ils reversent une partie ou la totalité des lots complémentaires.
La pêche en elle-même est réglée par la pratique que ce soit les manœuvres, la pêche, le stockage, la livraison où les relations entre ceux du »grant métier« et les autres marins pêcheurs qui, à la côte, se livrent à d’autres pratiques. Dans le cas du »grant métier«, les sources de conflit sont multiples. Normalement, le premier arrivé est le premier servi ce qui ne veut pas dire qu’il fera le meilleur profit. L’un des problèmes est celui de la livraison au port, de ceux qui, plutôt que de faire une pêche complète, préfèrent livrer rapidement leur cargaison fraiche à ceux qui achètent des cargaisons à d’autres pêcheurs. Autre problème celui des avaries qui posent la question relative de la preuve en droit maritime aboutissant souvent à un tort partagé, symbole d’une solidarité à l’échelle de la communauté.
Comme dans bien d’autres communautés, la taverne ou le cabaret est, à l’époque, un lieu essentiel. Elle est un lieu de rencontre, mais aussi d’information et de transaction. De plus, chaque navire a sa taverne. Le tavernier ou la tavernière, souvent, s’implique dans les armements de l’avitaillement des navires à l’achat des cargaisons. Comme les autres négociants, ils doivent passer, pour la pêche fraiche, par le marché au poisson où intervient entre autres la chambre consulaire. Cette dernière, dont les armateurs sont membres, contrôle les écoreurs, officiers chargés de vérifier les quantités et la qualité de la débarque au grand dam de l’amirauté. Ils réussissent durant la période à imposer la mesure des hottes aux dépens du compte réalisé par les femmes des pêcheurs, à supprimer la part du lot payé en nature. Bref la chambre défend les intérêts des armateurs réussissant même à obtenir un dépassement du calendrier des pêches qu’ils regrettent par la suite.
Ceci dit, au début du XVIIIe siècle, les rapports affluent pour signaler la disette des poissons. Ils contribuent en 1726, à la nomination d’un dieppois, François Lemasson du Parc, au titre de »commissaire de la marine pour faire l’inspection des pesches du poisson de mer«. Les buts sont connus: corriger les abus pour conserver les espèces et multiplier les pêcheurs utiles à la marine royale. L’un d’eux consiste à interdire la dreige qui en raclant le fonds détruit la ressource: un nouvel engin apparaît, le chalut. Ses transformations aux marges des législations suivantes conduisent à l’émotion dieppoise semblable aux révoltes ouvrières anglaises face à l’introduction de la machine. Cette résistance met aussi en péril la domination des grands armateurs dieppois car le chalut nécessite moins d’investissements et de matelots.
Finalement, il convient d’insister sur la qualité du travail de monsieur Romain Grancher dont l’édition n’a pas fait l’économie des notes de bas-de-page et d’un catalogue des sources et d'une bibliographie. Un élément doit être d’ailleurs souligné: la présence de nombreux tableaux permettant de mieux suivre les propos de l’auteur.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Éric Barré, Rezension von/compte rendu de: Romain Grancher, La mer en commun. Le monde de la pêche à Dieppe (XVIIIe–XIXe siècle), Paris (Publications de la Sorbonne) 2025, 264 p., ISBN 979-10-351-1033-8, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112989





