Les historiens de l’Empire français ont longtemps peiné à articuler les idéaux des Lumières aux réalités coloniales. Dans le sillage des travaux de Paul Cheney, de Malick Ghachem ou encore d’Alex Dupuy, David Allen Harvey propose avec Tropical Despotisms une exploration approfondie des réformes administratives, juridiques et économiques engagées dans les colonies françaises des Caraïbes – principalement Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe – entre la guerre de Sept Ans et la révolution française (1763–1789). À rebours d’une lecture simpliste opposant Lumières métropolitaines et pratiques coloniales brutales, l’ouvrage révèle les tensions internes et les contradictions d’un projet de réforme éclairé dans un monde structuré par l’esclavage.
La question centrale de l’ouvrage peut être formulée ainsi: dans quelle mesure les réformes inspirées par les Lumières ont-elles transformé ou renforcé les structures d’oppression coloniale dans les Antilles françaises? Pour y répondre, Harvey adopte une approche thématique et chronologique, organisée en sept chapitres. L’auteur y analyse successivement la militarisation des colonies (Making War), les logiques économiques du système colonial (Making Money), les tentatives d’édification d’une citoyenneté impériale (Making Citizens), les classifications raciales (Making Race), les hiérarchies sociales et les conflits qu’elles génèrent (Making Order), les débats sur le travail libre et asservi (Making Labor), et enfin les efforts de rationalisation juridique (Making Law). Ce parcours structuré est traversé par un fil rouge: le concept proposé par l’auteur de despotisme tropical (dérivé de la notion de despotisme oriental empruntée à Montesquieu) que l’auteur définit comme étant un projet de réformes qui prétendait civiliser par le haut tout en maintenant intacts les fondements raciaux et économiques de l’ordre colonial.
L’ouvrage s’ouvre sur une relecture de Montesquieu et du paradigme du despotisme oriental, utilisé par des contemporains comme Girod de Chantrans ou Hilliard d’Auberteuil pour critiquer la brutalité coloniale: caprice des maîtres, pouvoir absolu des gouverneurs, absence de loi commune. Harvey montre que ce paradigme fut à la fois outil critique et matrice réformatrice. Les intendants, gouverneurs ou juristes coloniaux – de Mercier de la Rivière à Malouet – aspiraient à sortir de cette anarchie coloniale par l’extension de la loi, de la raison et d’une hiérarchie ordonnée.
Mais, insiste Harvey, cette ambition d’»ordre rationnel« repose sur une contradiction insoluble: vouloir stabiliser une société fondée sur l’esclavage, la domination raciale et l’intérêt économique sans en transformer les bases. L’auteur revient en détail sur la guerre de Sept Ans, qui révèle la fragilité de l’empire colonial, l’indiscipline des colons, et la dépendance vis-à-vis d’un esclavage toujours plus massifié. L’après-guerre ouvre un cycle de réformes, motivées par la crainte du désordre, du marronnage, voire d’un soulèvement généralisé. Ces réformes – réforme des plantations, ordonnances sur les punitions, reconnaissance limitée des milices de couleur – visent à rationaliser et non à abolir: à rendre l’esclavage plus stable, plus productif, et juridiquement encadré.
L’un des apports majeurs du livre réside dans l’analyse des libres de couleur, à la fois marginalisés et essentiels. Harvey montre que leur rôle dans la défense des colonies fut reconnu, mais toujours limité par une logique raciale: leur loyauté était suspecte, leur statut négocié, leur ascension freinée. Le projet de Barré de Saint‑Venant de hiérarchiser l’émancipation selon la teinte de peau incarne cette logique d’inclusion conditionnelle au sein d’un ordre racial maintenu.
Harvey conclut que les réformateurs, bien qu’étroitement impliqués dans le projet des Lumières, ont buté sur les contradictions internes de leur entreprise: rationaliser un ordre fondé sur l’arbitraire; codifier une violence structurelle; administrer un système dont ils refusaient d’interroger les fondements moraux.
La richesse du matériau mobilisé – archives coloniales, mémoires administratifs, correspondance – permet à Harvey de déplacer le regard hors du seul canon philosophique des Lumières. Il ne s’agit pas ici d’interroger Voltaire ou Diderot, mais les administrateurs éclairés de l’empire, tels que Mercier de La Rivière, Pierre-Victor Malouet ou Daniel Lescallier. L’auteur parvient ainsi à saisir une pensée administrative de l’empire, façonnée par des impératifs de sécurité, des logiques économiques et une perception racialisée de la société coloniale. Ainsi, le livre brille par sa clarté d’argumentation, et son effort constant pour articuler histoire impériale, histoire intellectuelle et histoire sociale. On peut regretter que la parole des esclaves eux-mêmes, ou des femmes, reste peu présente, et que la comparaison avec les autres empires atlantiques demeure marginale. Mais ces limites n’enlèvent rien à la portée de l’ouvrage.
Tropical Despotisms offre une lecture puissante et nuancée des paradoxes du réformisme colonial. Il montre que le langage des Lumières, loin de conduire nécessairement à la liberté, a pu être mobilisé pour renforcer et légitimer un ordre esclavagiste, en le rendant plus rationnel et plus centralisé. À ce titre, l’ouvrage constitue une contribution essentielle aux débats sur les Lumières, à l’histoire politique du XVIIIe siècle et, plus largement, à la compréhension des contradictions au sein des gouvernances coloniales.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Mathilde Ackermann-Koenigs, Rezension von/compte rendu de: David Allen Harvey, Tropical despotisms. Enlightened reform in the French Caribbean, Ithaca, NY (Cornell University Press) 2024, 293 p., ISBN 978-1-5017-7667-0, USD 64,95., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112991





