Le volume élaboré par Sünne Juterczenka met à disposition des lecteurs germanophones des connaissances solides sur l’histoire des navigations au siècle des Lumières. Par son titre, Expéditions dans la Mer des îles. La réception des voyages dans le Pacifique au XVIIIe siècle, Sünne Juterczenka indique son véritable objet: sur fond de description des expéditions essentiellement dans le dernier tiers du siècle, l’autrice entend contextualiser les informations géographiques acquises par les navigations européennes de cette période ainsi que l’élaboration de savoirs anthropologiques.

L’ouvrage est bien documenté: un apparat critique procure des références nombreuses, de même que les indices et une bibliographie avec des ouvrages en trois langues. En elles-mêmes, ces données ne sont pas très originales pour ceux qui connaissent les voyages du XVIIIe siècle britanniques et français: les premiers chapitres rappellent les différents voyages de l’époque, avec une focalisation attendue sur les expéditions les plus en vue comme celles de James Cook, Louis-Antoine de Bougainville, Jean‑François Galaup comte de Lapérouse. En cela le travail relève de la compilation des sources généralement citées, sauf que l’historienne s’appuie également, à l’occasion, sur d’autres supports que les relations ou les journaux classiques: la correspondance et les articles de presse (chapitre 8), qui font des voyageurs de retour des sortes de vedettes – avec une rivalité dans la notoriété puisque, comme il a bien été démontré ailleurs,1 le premier voyage de Cook par exemple était en réalité le voyage de Joseph Banks. En dehors de voyageurs à la célébrité majeure, d’autres moins connus sont cités, comme Philip Carteret ou Étienne Marchand, sans qu’ils bénéficient par ailleurs d’études particulières très poussées. Parfois les références sont un peu opportunistes et pas nécessairement les plus fiables. Sans que le choix soit vraiment explicité, ce sont surtout les voyages britanniques et français qui sont au cœur du propos. Même si en effet ce sont eux qui ont le plus fort impact, il est un peu gênant de passer sous silence les Américains (comme Joseph Ingraham), les Russes (comme Adam Johann von Krusenstern), ou sous-estimer les voyages espagnols (Alessandro Malaspina, par exemple, n’est guère cité). Toutes les expéditions ne sont pas missionnées et financées par les États, tant s’en faut, même si la nationalité des voyageurs est importante dans la perception de leur aura. En l’occurrence, l’originalité de l’étude réside dans le regard situé en Allemagne, pays qui, à l’époque, et pour des raisons historiques nationales, ne se fait pas connaître pour ses expéditions, mais comme patrie de voyageurs isolés comme le Franco-Prussien Adelbert von Chamisso et surtout les Forster père et fils. Georg Forster en particulier est sollicité et, de fait, son récit du deuxième voyage de Cook, par exemple, est de premier ordre. L’ouvrage s’appuie aussi sur ceux qui gravitent autour des voyages et relaient l’information (comme le savant ministre de la marine sous Louis XVI Charles-Pierre Claret de Fleurieu, le magistrat et homme de lettres Charles de Brosses qui proposa le mot »Polynésie«, Joseph-Marie de Gérando, précurseur de l’ethnographie …). L’accent est mis, dans le septième chapitre, sur la publication sérielle des textes de voyage à cette époque, qui a peut-être pour effet de niveler l’intérêt des récits puisque la personnalité des voyageurs s’efface alors un peu derrière le trajet de leur voyage.

L’originalité du travail réside dans l’étude de la réception de ces récits d’expéditions et du triomphe qui leur est parfois réservé à leur retour, notamment lorsque, comme Cook et Bougainville, ils reviennent avec un »naturel« polynésien, Omai ou Aotourou. À l’occasion de ces exhibitions de voyageurs océaniens, l’intérêt s’éveille en France ou en Grande-Bretagne. Cependant, comme le signale Bougainville dans sa relation, cet engouement n’est qu’un feu de paille et n’approfondit nullement le désir de connaissance anthropologique que ces voyages pourraient pourtant combler en Europe, surtout lorsqu’ils apportent des preuves vivantes ou tangibles, même si les relations elles-mêmes sont riches en détails ethnographiques (science qui ne se définit d’ailleurs pas encore comme telle au XVIIIe siècle, même si elle se pratique de fait, grâce en particulier aux récits de voyage). L’ouvrage de Sünne Juterszenka ne s’appesantit guère, en revanche, sur l’impact des traductions et leur circulation, qui entretient pourtant l’effervescence autour des récits de voyageurs et leur rivalité éditoriale, particulièrement entre l’anglais et le français. Mais la chercheuse essaie de cerner l’impact philosophique, artistique et littéraire des relations. Les voyages imaginaires ont toujours fait concurrence aux voyages réels mais, parfois, les voyages réels apparaissent dans la littérature,2 ce qui prouve leur exceptionnelle diffusion.

L’un des buts de l’ouvrage est aussi de déterminer une nouvelle ère de grandes découvertes, dans cette époque où des puissances européennes maritimes engagent des prospections géographiques et font le tour du monde en explorant le Pacifique. Il s’agit également d’étudier la figure du Découvreur à l’image de Christophe Colomb érigé en héros – découvreur qui parfois n’est jamais revenu (le neuvième chapitre livre un parallèle ainsi entre Cook et Lapérouse). En effet Colomb à la fin du XVe siècle a traversé l’Atlantique et Fernand de Magellan a fait le tour du monde quelques années plus tard, tandis que les navigateurs de la fin du XVIIIe ont poussé plus loin l’exploration du Pacifique. Dans le fond pourtant, la démarche est similaire, le regard porté sur le monde est englobant: dans le désir de détenir le savoir sur le globe terrestre, voire s’accaparer le pouvoir sur les terres émergées par la maîtrise des océans, l’attitude est en effet semblable. Lors de la deuxième époque des grandes découvertes, les puissances sont généralement conscientes de cette répétition de l’Histoire, et certains voyageurs aussi; Forster lui-même établit le parallèle dès le début de la préface au récit de son voyage, avec un certain enthousiasme. On peut néanmoins lire dans certaines relations (comme celle d’Étienne Marchand, qui n’avait pas de mission officielle, mais qui professait des idées propres à la Révolution française) des doutes quant au droit de certaines nations à prendre possession des terres qui ne leur appartiennent pas. En cela l’histoire se répète en effet, sauf que ces puissances ne sont plus exactement les mêmes.

Enfin Juterczenka trouve chez Forster le concept d’»Inselmeer« (53), en raison de son caractère archipélique, ou »mer d’îles«, notion défendue par Epeli Hau’ofa. Bien que la référence exacte chez Forster ne soit pas précisée, cette conception s’avère capitale pour rééquilibrer les forces en présence et assurer aux peuples du Pacifique une solidarité naturelle entre insulaires.

L’ouvrage ouvre donc à des réflexions de plusieurs ordres, et même si le sujet paraît à première vue bien connu, il fournit pourtant à maints égards des pistes stimulantes pour aborder cette histoire des explorations.

1 Par exemple dans Ladan Niayesh, Pierre Lurbe, Emmanuelle Peraldo (dir.),Captain Cook after 250 Years: Re-exploring the Voyages of James Cook, Astrolabe 49 (2020), https://www.crlv.org/astrolabe/captain-cook-after-250-years-re-exploring-the-voyages-of-james-cook-avril-2020 .
2 Par exemple le voyage d’Anson occupe une place importante dans La Nouvelle-Héloïse de Rousseau, lui-même fort féru d’ethnographie avant la lettre. Voir Odile Gannier, Le voyage d’Anson et l’imaginaire géographique dans La Nouvelle Héloïse: expérience et savoirs du monde, in: Loxias75 (2022), https://hal.science/hal-03616767v1.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Odile Gannier, Rezension von/compte rendu de: Sünne Juterczenka (Hg.), Expeditionen ins Inselmeer. Zur Rezeption von Pazifikreisen im 18. Jahrhundert, Göttingen (Wallstein) 2024, 376 S., 18 z. T. farb. Abb. (Frühneuzeit-Forschungen, 27), ISBN 978-3-8353-5684-9, EUR 42,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.112997